La Presse (Tunisie)

Si l’indépendan­ce était à refaire... !

- Sarrah O. BAKRY

Mohamed Bouamoud tente de déduire ce que les Tunisiens et les Français avaient perdu de précieux au cours des premières années de l’indépendan­ce, alors que de fortes amitiés propices à tous les dialogues étaient nées dans l’admiration et le respect. C’est ainsi qu’avec le recul, l’auteur semble défendre la thèse que l’indépendan­ce aurait pu se faire autrement, au bénéfice des deux parties

L’ouvrage est audacieux et l’auteur, sans en avoir l’air, surtout au début, distille goutte à goutte les valeurs communes qui auraient pu nous mener loin. Pour noyer le poisson, il se fait aider de deux enfants dont il nous fait accompagne­r le parcours assez insouciant avant de nous faire tomber dans le panneau conditionn­el ‘’Et si.... ?’’.

‘’Tu vois la différence entre eux et nous ?’’

Mohamed Bouamoud nous invite à Bizerte (dans l’extrême nord tunisien) à l’orée de l’indépendan­ce où il nous fait entrer dans une demeure comme tant d’autres à la Kasbah. Il nous présente Soufia en mère spartiate, Jamila en princesse, Chedly en père tabloïd et Kacem en petit dernier et en narrateur. Ils sont en train de vivre ‘’le grand jour’’, le déjeuner est prêt en même temps que le petit-déjeuner, la mère qui devient exceptionn­ellement affable, les enfants sont exemptés d’école, on s’organise pour aller là où il y a des radios ; les hommes au café, les femmes chez les voisines... Nous sommes le 1er juin 1955 et Bourguiba rentre d’exil. L’auteur alterne son regard entre ce qui se passe du côté de Jamila et Kacem avec les dates et les noms des événements politiques en train de prendre les devants de la scène, non seulement à Bizerte mais partout en Tunisie. Jamila, la princesse du roman, d’une beauté qui attire les regards, aspire à un idéal encore informe et intangible que probableme­nt elle-même ne parvient pas à cerner dans toute sa portée qu’elle rêve mirobolant­e. Elle n’a que douze ans mais elle se comporte déjà comme si elle portait en elle une promesse. Ainsi, elle n’est pas dépensière comme son cadet mais elle économise sur les centimes qu’on lui donne pour des friandises. Mais il y a plus. Dans une escapade rendue possible par ce jour du 1er juin où tout le monde semblait sur un nuage, absolument inattentif aux autres, Jamila et Kacem rencontren­t un groupe de jeunes Français en train de répéter une pièce et elle a cette réflexion qui en dit long sur les ambitions de son individu qui semble déjà entier : ‘’Tu vois la différence entre eux et nous ? Ils sont à peine plus âgés que nous et ils font du théâtre, tandis que nos filles continuent à jouer à la marelle à la Kasbah !’’ En vérité, elle veut devenir actrice ; elle l’a confié comme un secret à Kacem.

Toute la ville les regarde de travers

Jamila se lie d’amitié avec l’une des Françaises ; Joëlle, la fille du directeur du lycée de Bizerte qui vient jusqu’à chez elle pour l’inviter à la fête de fin d’année scolaire ; une invitation ‘’touchante, inestimabl­e’’ et ses parents sont ébahis et enchantés par un tel honneur. Les mois passent et voilà que le nom de Bourguiba commence à circuler partout, teint d’admiration et d’espoir. Un état d’euphorie s’installe, une aspiration au changement, à l’autonomie interne de la Tunisie, fait tourner les têtes. Les deux enfants retournent la visite à leur amie française et toute la ville jase, les regarde de travers. Le nom de Tahar Ben Ammar apparaît dans les négociatio­ns avec les Français. Christian Pineau et Pierre Mendès-France sont en train de jouer un rôle de premier plan dans l’indépendan­ce de la Tunisie. Leurs noms sont cités avec déférence. Bourguiba devient Premier ministre. Le départ de plusieurs familles vers la France a l’effet d’une fracture sur les Français restés dans la ville, ils commencent à perdre leurs amis. Jamila, la petite princesse, travaille très dur pour s’illustrer, préparer un avenir qu’elle ressent empli de promesses. Une idylle contrariée avec Philippe mais cette amitié est mal vue et il part en France. Bourguiba devient Président de la république naissante. L’épisode tourmenté de Sakiet Sidi Youssef, à la frontière tuniso-algérienne, exacerbe les animosités et accélère les aspiration­s à l’indépendan­ce totale. Le drame n’est pas loin, il causera des victimes dans les deux camps et la princesse de Bizerte en payera le prix fort. Mohamed Bouamoud nous guide dans cette alternance entre ce qui arrive aux enfants, surtout Jamila, et l’évolution des choses dans les relations entre les deux pays, tentant de déduire ce que les Tunisiens et les Français avaient perdu de précieux au cours de ces premières années de l’indépendan­ce. Il nous fait entrevoir à la fois de fortes amitiés propices à tous les dialogues et des irascibles des deux côtés qui rendent un rapprochem­ent difficile puis impossible. Une thèse qu’il défend, nous semble-t-il, pour poser que l’indépendan­ce aurait pu se faire autrement, au bénéfice des deux parties si les gens intelligen­ts avaient pris le dessus. Que de temps perdu ; voilà la réflexion qu’il force dans notre esprit à chaque recoin de l’ouvrage.

L’ouvrage

‘’La Princesse de Bizerte’’, 319p., mouture française Par Mohamed Bouamoud Editions Arabesques, 2018 Disponible à la Librairie al Kitab, Tunis

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