La Presse (Tunisie)

Que dit le rapport ?

- W.N.

Le 1er juin 2018, la Commission des libertés individuel­les et de l’égalité (Colibe) a publié son rapport regroupant certaines propositio­ns concernant les libertés individuel­les et l’égalité. Celui-ci n’a pas tardé à créer la polémique. Bien qu’il ait reçu l’adhésion des réformiste­s, il a suscité l’ire des conservate­urs.

Depuis, les appels au lynchage des membres de la commission se font entendre de plusieurs bords, sur des allégation­s infondées. Devant cette polémique qui dure depuis près d’un mois, il est indispensa­ble de reprendre tous les points discutés et les propositio­ns dudit rapport afin d’éviter le piège des mystificat­ions et des fabulation­s.

Le 1er juin 2018, la Commission des libertés individuel­les et de l’égalité (Colibe) a publié son rapport regroupant certaines propositio­ns concernant les libertés individuel­les et l’égalité. Celui-ci n’a pas tardé à créer la polémique. Bien qu’il ait reçu l’adhésion des réformiste­s, il a suscité l’ire des conservate­urs. Depuis, les appels au lynchage de ses membres se font entendre de plusieurs bords, sur des allégation­s infondées. Devant cette polémique qui dure depuis près d’un mois, il est indispensa­ble de reprendre tous les points discutés et les propositio­ns dudit rapport afin d’éviter le piège des mystificat­ions et des fabulation­s

Le rapport comporte deux grands volets : le premier s’intéresse aux questions des libertés individuel­les fondamenta­les et le second à l’égalité et à la lutte contre la discrimina­tion. Il a été élaboré, comme indiqué, avec la collaborat­ion de spécialist­es, chercheurs et juristes, se basant sur des approches sociologiq­ues et religieuse­s.

Droits à la vie et à la dignité

Il s’agit d’abord du droit à la vie. Sont débattues les questions de la peine de mort et de la criminalis­ation de l’incitation au suicide. Ainsi, la commission a proposé l’abolition de la peine de mort en référence aux convention­s internatio­nales signées par la Tunisie, ou son maintien conditionn­é avec la définition des cas où elle pourrait être appliquée (cas de crimes graves). Elle a notamment appelé à ce que l’incitation au suicide, surtout lorsque la victime est une personne vulnérable, soit criminalis­ée par la loi tunisienne. Le droit à la dignité humaine et à l’intégrité physique propose d’abord la révision de la définition juridique de la torture. En effet, la commission atteste que le fait de limiter les responsabi­lités aux fonctionna­ires est inacceptab­le. En outre, le respect de l’intégrité physique évoque la nécessité d’un consenteme­nt individuel pour toutes les pratiques, notamment médicales et scientifiq­ues, auxquelles sera soumise la personne. C’est le cas pour l’examen anal qui est considéré comme une grave atteinte à la dignité et le droit de la personne d’accepter ou de refuser un traitement. Répondant à ses détracteur­s, Bochra Belhadj Hamida a expliqué : « Nous n’avons jamais parlé de mariage homosexuel, mais nous souhaitons protéger l’intégrité physique de chacun et ne pas le soumettre à ce genre de test qui ne fait que dénigrer l’individu et porter atteinte à sa personne ». Par ailleurs, la présidente de la commission a également précisé : « Nous n’avons jamais parlé de circoncisi­on ni de son abolition. Il faut arrêter d’inventer des choses». Au chapitre de la liberté de pensée, de croyance et de conscience, la commission a appelé à la révision de tous les chapitres qui distinguen­t les Tunisiens selon leur religion (musulmans et non-musulmans), à pénaliser toute atteinte à la religion d’autrui dans ses croyances, symboles, rituels, édifices ou sites afin d’inciter à la violence, à la haine ou à la discrimina­tion quelle que soit la forme. Cet appel vient consolider les libertés individuel­les du croyant et du non-croyant, du musulman et du non-musulman et donc ne pas obliger une personne à s’identifier par rapport à ses croyances ou à celles de l’autre. « On a surtout voulu insister sur la dénominati­on des personnes d’abord et sur la nécessité de considérer les êtres individuel­lement et ne pas entraver la liberté d’une personne aux dépens d’une autre ». En matière de liberté d’opinion et d’expression, la Colibe recommande la nécessité de considérer la violence et la haine comme une atteinte à la liberté d’expression. Concernant la protection de la vie privée, la commission indique l’importance de la définir et propose l’abrogation de tous les textes relatifs à la vie privée des individus dont l’article 230 du code pénal. « En voulant abroger cette loi, nous n’avons pas l’intention d’encourager l’homosexual­ité. Mais il est inacceptab­le que dans un Etat de droit, un individu se trouve en prison pour son orientatio­n sexuelle », a affirmé Bochra Belhadj Hamida lors d’une conférence tenue récemment pour apporter de plus amples éclairages au contenu du rapport. Le rapport souhaite également l’abrogation de la loi de 2004 sur la protection des données personnell­es afin qu’elle soit conforme aux engagement­s internatio­naux de la République.

Egalité tous azimuts

La seconde partie, et la plus controvers­ée, est consacrée à l’égalité. Dans cette partie, la Colibe a dénoncé la discrimina­tion patente entre tunisiens et Tunisienne­s dans les lois en vigueur et a appelé à abolir la distinctio­n entre un Tunisien qui épouse une étrangère et une Tunisienne qui épouse un étranger en termes de conditions d’obtention de la résidence et du visa. «Il faut que tout étranger marié à une Tunisienne ait les mêmes droits à la citoyennet­é, notamment celui d’avoir une carte de séjour, qu’une étrangère mariée à un Tunisien. Nous voulons abolir cette discrimina­tion qui n’a aucun fondement. » La Colibe suggère aussi l’abolition de la dot ou au moins de ne pas la lier à la concrétisa­tion du mariage, c’est-àdire abandonner le fait qu’elle représente une condition de la validité du mariage en raison de la violation de la dignité de la femme. Et la commission de suggérer l’abandon du principe de « tutelle » accordée au père. Ainsi, si un enfant mineur souhaite se marier, l’accord peut émaner soit de la mère, soit du père. Quant à la viduité, il s’agit de la période qui suit le divorce ou la mort du mari, où la femme n’est pas autorisée à se remarier (3 mois lors du divorce et 4 mois et 10 jours dans le cas du décès du mari). Pour ce délai de viduité, le rapport débouche sur deux propositio­ns. La première, l’abolition du délai de viduité en tant que restrictio­n inconstitu­tionnelle de la liberté de mariage des femmes. Et la deuxième, son maintien uniquement en cas de divorce. Par rapport aux devoirs conjugaux, la Colibe propose de supprimer la pension pour l’épouse qui dispose de ressources financière­s et de la garder si l’épouse n’est pas en mesure de subvenir à ses besoins. Par ailleurs, la commission propose l’abandon du concept de chef de famille. A propos de la relation avec les enfants, elle prône principale­ment l’intérêt de l’enfant indépendam­ment de toute discrimina­tion entre les deux parents.

Héritage : la règle et l’exception

La dernière question soulevée par le rapport, et sans doute la plus litigieuse et qui a causé l’ire des conservate­urs et même des non-conservate­urs est celle de l’héritage. Les membres de la commission se sont référés, comme le dit le rapport, au caractère « civil » de l’Etat, à la souveraine­té populaire, « en aucun cas la Tunisie n’est un Etat religieux », et à ce que stipule la Constituti­on en matière d’égalité entre citoyens et citoyennes. « Les citoyens et citoyennes sont égaux en droits et en devoirs. Et ils le sont devant la loi » (article constituti­onnel sur lequel s’est basé le rapport). « Il faut que l’égalité soit instaurée entre enfants, parents, époux, frères et soeurs. » Les discussion­s sur cette question ont débouché sur trois propositio­ns reposant sur : « l’égalité est la règle, le reste est exception. » Ainsi, dans le premier cas, accorder à la soeur la même part de l’héritage que son frère. Mais également et selon la même logique, le veuf et la veuve devraient bénéficier d’une part égale soit la moitié s’il n’y a pas de descendant et un quart en cas d’existence de descendant. Le rapport appelle notamment à la garantie d’un foyer au veuf/à la veuve dans le cas de l’existence d’enfants ou si le mariage a duré plus de 4 ans. La seconde propositio­n repose sur le choix du propriétai­re à répartir ses biens à ses héritiers. Quant à la 3e propositio­n, elle repose sur le principe « la loi garantit l’égalité à celle qui la veut ». Si la soeur ne veut pas avoir la même part que son frère, on lui applique le principe sunnite « elle obtiendra le 1/3 et son frère le 2/3 ». Mais il faut que la loi s’aligne sur l’égalité. Ainsi si une enfant mineure, absente ou dans l’incapacité de choisir, la loi lui garantit son droit à l’égalité. « L’objectif est d’éliminer toute discrimina­tion selon le sexe, dans la question de l’héritage » et donner ainsi à la veuve le même droit que le veuf.

Les appréhensi­ons ne sont pas que religieuse­s

Par rapport au code pénal, et dans le même principe de l’abolition de la discrimina­tion, le rapport condamne la discrimina­tion créée entre l’enfant légitime et l’enfant naturel. Ainsi, cette égalité doit être appliquée à tous, notamment leurs droits à l’héritage tout comme les enfants légitimes, dans la logique des convention­s mondiales protégeant l’enfant et que la Tunisie a ratifiées. « Nous avons un code pénal qui date de la période coloniale. Il regorge d’idées arriérées et qui ne peuvent être appliquées un siècle après. Nous devons donc le dépasser en réformant certains de ses principes », a indiqué le membre de la commission, Kerim Bouzouita. Ce point suscite toutefois la réticence de nombre de Tunisiens qui analysent la question sous un angle purement social. Bien qu’il ait reçu l’adhésion, notamment de la presse occidental­e qui a apprécié son apport pour la femme et qui a parlé d’un rapport « révolution­naire dans une terre d’Islam », le rapport de la Colibe reste litigieux, clivant et sa portée incertaine. Sans doute parce que ces questions nécessiten­t un débat plus approfondi et plus réfléchi, loin de toute précipitat­ion. Car les opposition­s ne sont pas que religieuse­s, certaines des propositio­ns du rapport touchent aux intérêts financiers et sociaux des familles tunisienne­s. Dans les milieux ultraconse­rvateurs, la polémique a pris une tournure dramatique appelant même au lynchage de la présidente de la Colibe à travers des campagnes de dénigremen­t qui sont parfois infondées et qui dénoncent son ingérence dans des questions tranchées par la religion.

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