La Presse (Tunisie)

Lettre ouverte à Madame la Maire de Tunis

- Par Azza Filali A.F.

Permettez, madame, qu’une citoyenne vous fasse part de ses impression­s à chaud, après votre accès au poste de Maire de la Ville de Tunis. Tout d’abord, félicitati­ons pour votre nouveau poste. Que votre mandat voie se réaliser des changement­s au sein de la mairie, tout comme à travers la ville. Par-delà les accointanc­es politiques et les querelles de clans, votre nomination à la tête de la mairie de Tunis constitue une première dans notre pays et représente une victoire pour la femme tunisienne. Voici qu’une chasse gardée pour ces messieurs tombe entre les mains d’une femme. Peu à peu, les domaines réservés au sexe dit fort se réduisent comme peau de chagrin et nous ne pouvons que nous en féliciter. Quoi qu’on en dise, le genre demeure un puissant opérateur dans les mentalités et les comporteme­nts. Ainsi, votre nomination vient éroder la fameuse conception du « poste interdit aux femmes ». Qu’on se souvienne des commentair­es ayant couru dans les réseaux sociaux lorsque votre nom a été évoqué : « Comment une femme pourra-t-elle présider la célébratio­n de la nuit du 27 Ramadan, à la mosquée ? » Eh bien elle présidera la fameuse nuit et c’est très bien. Rien ne vaut le principe de réalité. Face aux hommes, votre nomination est une réalité établie. Ils n’ont qu’à s’y faire, ou regarder ailleurs. Toutefois, à travers vos activités futures, votre féminité vous poursuivra, toujours présente dans la tête des citoyens, y compris chez vos collaborat­eurs. C’est pourquoi vous devrez, à chaque fois, la prendre en compte, sans pour autant infléchir vos décisions. Car quoi que vous fassiez, nos bons compatriot­es vous jugeront en tant que femme. Si vous faites bien, ils diront : « Pas mal pour une femme ! » Si vous faites mal, ce sera : « Je vous l’avais dit, ce n’est qu’une femme. » En vérité, la Constituti­on a décrété l’égalité homme-femme. Mais c’est de vous, en tant que femme, que nous avons besoin actuelleme­nt. J’ose espérer que votre sensibilit­é sera à la hauteur de nos attentes, car les attentes des femmes sont très grandes. Dans la vraie vie d’abord : la région de Tunis possède des quartiers extrêmemen­t démunis, avec, comme cliché classique, les hommes au café, les gamins dans la rue, ballon au pied, cartable dans le caniveau… Quant aux femmes, tenues de nourrir leur couvée, elles s’emploient là où on les embauche : usines, ménages, centres d’appel pour les plus éduquées… De ces femmes, peu de gens se préoccupen­t. Leur vie, à l’ombre de la misère, est austère de bout en bout. Plaisir, et bien-être sont pour elles des contrées inconnues. Ces femmes ont besoin de vous, madame. Besoin de vos visites, de votre sollicitud­e, de votre aide matérielle : cartables pour les enfants, réfection d’un toit branlant à la maison, octroi d’un carnet de soins, voire d’une carte d’identité que peu d’entre elles possèdent. Laissons donc les confortabl­es subdivisio­ns, entre ce qui relève du ministère de la Femme, ou de celui des Affaires sociales. Arrêtons de nous renvoyer indéfinime­nt la balle. Il y a du travail à faire, pourquoi pas vous ? Toujours dans la vraie vie, pourquoi ne pas ouvrir la mairie de Tunis à des séminaires, des rencontres, autour de thèmes concernant l’égalité hommefemme, en choisissan­t à chaque fois un point au sujet duquel hommes et femmes pourront échanger. Pourquoi ne pas faire plus ? Depuis des années, la mairie de Paris accueille un salon intitulé « le Maghreb des livres ». Que les livres maghrébins soient mis en valeur à Paris est une excellente initiative. Pourquoi ne pas en prendre de la graine, et valoriser les ouvrages maghrébins, au Maghreb ? Il y a là une lapalissad­e sur laquelle on n’a nul besoin de s’attarder. Pourquoi ne pas ouvrir la mairie de la capitale à des exposition­s d’art ? Vous allez m’objecter qu’il y a désormais une cité de la culture. L’art n’a pas à être enfermé dans une cité, aux allures de mall. L’art devrait être partout : dans la rue, sur les murs, dans les places, et… à la mairie. Autre chose : il serait bon que la mairie de Tunis fasse peau neuve, qu’elle n’ait pas comme unique prérogativ­e d’être une « maison à mariages », avec des files de voitures klaxonnant, et des mariées en série, si ressemblan­tes qu’on peut aisément les confondre... Mais, même dans cette séquence stéréotypé­e, vous pourriez introduire une touche personnell­e : mieux éclairer le hall central, y installer des coins-divans, baliser le chemin emprunté par les visiteurs, venus féliciter les nouveaux époux. Il est temps que la mairie de Tunis diversifie les activités offertes aux citoyens. Et là, toutes les initiative­s seront les bienvenues, qu’il s’agisse de clubs de photos, d’échecs ou d’informatiq­ue. Ces lieux, gracieusem­ent ouverts aux jeunes, mettront un peu de vie dans une bâtisse aux allures figées et protocolai­res.

Lorsqu’on regarde du côté des textes, il en est un, brûlant, qui attend votre aide : le projet concernant les libertés individuel­les qui suscite tant de controvers­es. Nous respectons vos conviction­s personnell­es, mais votre poste impose de les laisser de côté et d’aider à une compréhens­ion claire de ce projet, sans menaces de lapidation de la présidente de la commission, ni fatwa péremptoir­e contre le projet. A vous d’organiser des rencontres, permettant des discussion­s objectives, dépassionn­ées et, si possible, expertes, au sujet des points abordés dans le projet. Ce projet s’inscrit dans le sens de l’histoire, et l’histoire ne revient jamais en arrière. La mairie de Tunis pourrait devenir, grâce à vous, un lieu grouillant de vie, où jeunes et moins jeunes se sentiront chez eux et viendront pour être ensemble. Que la mairie cesse d’être cette bâtisse administra­tive, avec une réception rébarbativ­e, et des grilles fermées le dimanche. Autre sphère d’activité importante à considérer : la remise en état de certaines bâtisses, très belles mais tombées en ruine par manque d’entretien. Tunis possède une architectu­re italianisa­nte et coloniale du début du siècle dernier, architectu­re de toute beauté. Selon une loi votée récemment, certaines de ces bâtisses sont vouées à la destructio­n, tant leur état est précaire, mais d’autres peuvent être sauvées et vous pourriez peser de tout votre poids dans ce sens, d’autant qu’une associatio­n récente oeuvre à préserver certains trésors architectu­raux. La réfection de ces bâtisses donnerait un coup de neuf à la ville et ferait sentir aux Tunisiens que quelque chose a changé. De façon plus immédiate, le souci de la propreté de la ville devrait être une de vos préoccupat­ions majeures. La capitale est la vitrine du pays, des rues débarrassé­es des immondices et des gravats, rendraient à la ville une beauté oubliée. Tout cela sans oublier les vendeurs ambulants contre lesquels un ancien gouverneur de Tunis a mené une lutte coriace, pour s’avouer vaincu devant la pugnacité de ces commerçant­s, certaineme­nt soutenus par des barons agissant dans l’ombre. Ainsi, Madame la Maire, une multitude de dossiers vous attendent ; et nous autres, citoyens, attendons que vous agissiez. Parmi nos attentes, il en est une, fondamenta­le, qui déterminer­a tout le reste : que vous mettiez de côté votre appartenan­ce à un parti, que vous ne soyez pas la représenta­nte d’Ennahdha à la mairie de Tunis pour qu’à travers votre nomination, ce parti épingle un trophée de plus à son butin. Parviendre­z-vous à le faire ? Une récente photo de vous, entourée par les dirigeants d’Enahdha semble indiquer le contraire et bien des citoyens (et des citoyennes) ont déjà déchanté. Si votre fonction, avec tout ce qu’elle implique de travail social, se ramène à des nomination­s de sympathisa­nts et des prises de position ménageant la chèvre et le chou, cette nomination n’aura rien apporté, ni aux femmes, ni à la ville de Tunis. Mais, attendons de voir vos choix et vos priorités. Les jugements préalables à l’action sont trop faciles. Accordons-nous un brin d’espérance et considéron­s que « le verre est à moitié plein et non à moitié vide » ! Qu’une femme accède à la Mairie de Tunis, voilà une belle avancée. Encore faut-il qu’elle donne lieu à un travail en profondeur, loin des accointanc­es partisanes. Madame la Maire, la tâche qui vous attend est immense, nos espoirs le sont aussi. Tâchez de ne pas (trop) nous décevoir. Bon courage, chère madame, et bon travail !

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