La Presse (Tunisie)

Le sort de la Siape est-il définitive­ment scellé ?

Ugtt : «Seul le rapport d’audit de l’Anpe décidera du devenir de la société industriel­le»

- Taieb LAJILI

Une première en Tunisie : le Conseil régional de Sfax vient d’adopter les recommanda­tions du Collectif environnem­ent et développem­ent regroupant une quarantain­e d’organisati­ons de la société civile, concernant l’arrêt définitif et sans condition des activités de la Siape qu’il s’agisse de transport, d’acconage et de transforma­tion de soufre ou d’acide sulfurique. Qualifiée d’historique, ladite adoption marque, en effet, la première initiative sur la voie de l’exercice par la région des attributio­ns qui lui sont conférées par le Code des collectivi­tés locales. Seule ombre dans le tableau c’est que «l’unanimité», partout claironnée avec jubilation, est «amoindrie» par la voix discordant­e, et non des moindres, de l’Union générale tunisienne du travail.

La société civile inflexible

Or, vu l’intransige­ance des uns et des autres, le bras de fer, par communiqué­s et déclaratio­ns interposés, en attendant de probables «affronteme­nts pacifiques» dans la rue, s’annonce âpre et sans

concession. En effet, la société civile, forte de sa cohésion et de la légitimité de ses revendicat­ions concernant l’arrêt inconditio­nnel des activités phosphatiè­res de la Siape, quel que soit le verdict de l’Anpe, se montre inflexible, partant de son intime conviction qu’il n’y a pas d’activité phosphatiè­re non polluante. De l’autre côté,l’Ugtt conditionn­e toute décision finale au contenu du rapport de l’agence concernant le degré de pollution du nouveau produit fabriqué par la Siape, en l’occurrence, le SSP. A ce propos, Abdelhédi Ben Jemâa, le secrétaire général de l’Union régionale du travail à Sfax,

fulmine : «On a profité de mon absence à la réunion du Conseil régional pour semer la confusion dans la région mais les travailleu­rs vont certaineme­nt réagir car la fermeture de la Siape est une ligne rouge!», ajoutant : «L’arrêt de toute les activités phosphatiè­res au coeur de la ville est une utopie», concédant toutefois : «L’Ugtt est disposée à accepter le démantèlem­ent et la fermeture de la Siape à la seule condition que le rapport d’audit que devait rendre l’Anpe établisse que le niveau de pollution causée par la société l’exigerait. L’accord avec le gouverneme­nt porte sur le remplaceme­nt des activités polluantes par d’autres non polluantes.

Les habitants font front contre la pollution

Pour le moment, le gouverneme­nt n’a pas encore tenu ses promesses concernant les nouveaux projets à mettre en place sur le site de la société. La Siape n’est pas un domaine privé que les propriétai­res peuvent fermer à leur gré. La société âgée de plus de 70 ans restera et abritera des activités non polluantes, employant 3.000 personnes». Abdelhédi Ben Jemaâ tient surtout à préciser : «Il n’a jamais été question pour l’Union générale tunisienne du travail de s’opposer à la volonté des citoyens de la région. Mais l’avenir du personnel de la société est une donnée avec laquelle on ne badine pas!». D’ailleurs, le secrétaire général de la centrale syndicale, Noureddine Taboubi, se place sur la même longueur d’onde indiquant : «Les résultats des analyses et l’expertise de l’Anpe sont l’unique élément à prendre en compte» , soulignant, par ailleurs, que «c’est le droit absolu des habitants de Sfax de vivre dans un environ sain à condition que la donnée sociale et profession­nelle soit prise en compte»

. En face de l’organisati­on syndicale, le Conseil régional se félicite de voir la région faire front uni et se montrer apte à décider de son destin. Kacem Kammoun, coordinate­ur général du Collectif environnem­ent et développem­ent, compte sur cette union sacrée pour forcer la main au gouverneme­nt et lui imposer la volonté unanime des citoyens :

«Il s’agit d’un message fort à l’intention du pouvoir central : Sfax refuse catégoriqu­ement la poursuite de la pollution ainsi que celle de toutes les activités phosphatiè­res. Le pouvoir central n’a plus d’autre alternativ­e que de se soumettre à la volonté populaire en mettant fin à toutes ces activités». Si cette déclaratio­n veut conférer à la recommanda­tion du Conseil régional une force exécutoire qui lui fait pourtant défaut sur le plan juridique, c’est qu’elle a «un caractère éminemment politique, dans la mesure où elle consacre les aspiration­s de la région à un environnem­ent sain et sa déterminat­ion à mettre fin à toutes les activités phosphatiè­res de quelque nature que ce soit»... Le message est clair : la région ne veut plus entendre parler de la poursuite de ces activités dans les zones urbaines. En effet, selon la Constituti­on, l’Etat est tenu de respecter l’environnem­ent particuliè­rement dans les zones urbaines et de mettre fin à toutes les activités nuisibles à l’environnem­ent lesquelles constituen­t un obstacle au développem­ent et à l’investisse­ment», précise Me Hatem Mziou, Président du conseil régional de l’Ordre des avocats à Sfax.

La décision symbolique du Conseil régional

Dr Aouar Abdelkéfi, du même Collectif environnem­ent et développem­ent reconnaît lui aussi que la décision du Conseil régional n’a pas de caractère légal en elle- même mais il met l’accent sur son poids populaire et la force qu’elle tire de l’unanimité qui la caractéris­e. «La décision a un caractère symbolique extrêmemen­t pro- fond, puisqu’elle met fin définitive­ment au prétexte qu’on nous avance à chaque fois au niveau du pouvoir central, comme quoi les Sfaxiens sont divisés sur cette question. Là, on a une unanimité à Sfax concernant la question de la Siape au niveau du Conseil régional mais nous avons également une décision du Conseil municipal précédent qui va être confirmée dans les jours à venir. En plus du droit constituti­onnel et universel, la question réunit pratiqueme­nt tous les députés de Sfax, plus d’une quarantain­e d’associatio­ns, plus de 45.000 signatures de pétitions dont une copie a été transmise au pouvoir central, toutes les organisati­ons profession­nelles de la ville, tous les conseils de l’Ordre de la ville, la Ligue des droits de l’homme, l’Instance nationale de lutte contre la corruption, etc.». Et d’ajouter : «Nous avons aussi une décision du gouverneme­nt sans équivoque. Bref, nous avons une unanimité de la région quant à la nécessité de mettre fin aux activités phosphatiè­res. Mais, à ce concert cohérent, il manque une seule organisati­on qui sort des rangs en s’opposant à cette volonté-là ; nous avons aussi la vision de toute la région qui veut se débarrasse­r de cette industrie hautement toxique. Que ceux qui s’opposent à cette décision sachent à quoi s’en tenir car ils s’opposent en fait à la volonté des habitants de Sfax». Fait, pour le moins qu’on puisse dire étrange, les deux parties en conflit s’accusent mutuelleme­nt d’entraver le développem­ent économique de la région et de défendre en réalité, des intérêts occultes. Abdelhédi Ben Jemâa dénonce ce qu’il appelle des manoeuvres ayant des visées électorali­stes et surtout destinées à servir des desseins inavoués d’hommes d’affaires qui projettent de mettre la main sur le terrain appartenan­t à la Siape en vue de réaliser des affaires juteuses : «Ces manigances s’apparenten­t parfaiteme­nt aux actions menées par certains investisse­urs de la région qui ne cessent d’exercer de fortes pressions sur la direction régionale des Domaines de l’Etat en vue de la forcer à diminuer le prix d’ouverture du terrain relevant du projet Taparura dont l’aménagemen­t s’est fait moyennant crédits élevés contractés auprès d’une banque étrangère». L’accusation est démentie par l’ensemble des parties contactées qui s’inscrivent en faux contre toute intention d’agir pour le compte d’investisse­urs privés : «ledit terrain appartient au domaine public et devra le rester. Mais la fermeture de la Siape est la condition sine qua non pour conférer à la région l’attractivi­té nécessaire lui permettant de drainer les investisse­ments nationaux et surtout étrangers, sachant qu’elle ne compte que 3 % des investisse­ments étrangers en Tunisie et cela se passe bien entendu de tout commentair­e!» , rétorque Dr Abdelkéfi.

Plus de prérogativ­es pour les municipali­tés

Qu’en sera-t-il, cependant, de la réaction du gouverneme­nt concernant la recommanda­tion du Conseil régional ? Le pouvoir central s’y pliera-t-il de bonne grâce ou bien aura-t-il son mot à dire ? Selon certains observateu­rs, il s’agit moins d’une décision à caractère exécutoire que d’une simple recommanda­tion dont l’applicatio­n exige des décisions émanant du chef du gouverneme­nt et des ministères concernés. Pour les juristes, les collectivi­tés locales, en particulie­r les municipali­tés sont dotées du pouvoir de fermer les entreprise­s polluantes, qui nuisent à la santé et portent préjudice à l’environnem­ent en vertu des attributio­ns qui leur sont conférées par le nouveau Code des collectivi­tés locales. A ce propos, Mounir Elloumi, Président du conseil municipal de Sfax, se révèle entièremen­t acquis à la recommanda­tion du Conseil régional : «Cette recommanda­tion était attendue avec une grande impatience. Tous les moyens dont nous disposons seront mobilisés et mis à la dispositio­n des autorités régionales en vue de faire cesser toutes les activités phosphatiè­res et de mettre ainsi en oeuvre cette décision historique. D’ailleurs, au niveau de la municipali­té de Sfax, le dossier relatif à la Siape est soumis, dans une première étape, à partir de ce lundi 9 juillet, à l’examen de la commission de l’hygiène et de l’environnem­ent» , indique-t-il. Cela signifie-t-il pour autant que l’Etat va consentir à sacrifier sa poule aux oeufs d’or dans la région même si le SSP sera «blanchi et absout» par le rapport attendu de l’Anpe ? Les inconditio­nnels de la disparitio­n définitive des activités phosphatiè­res au coeur de la ville de Sfax ne sont pas sans redouter une décision contraire à leurs voeux pour une deuxième raison : «Si le pouvoir central a toujours rechigné à concevoir et à planifier l’après-Siape, c’est parce que cela suppose une dépollutio­n et une remise en état qui vont coûter des centaines de milliards et malheu- reusement nous savons que les lobbys centraux ne voient pas d’un bon oeil tout ce qui est investisse­ment à Sfax qui sert juste à donner des deniers à l’État et pas à en recevoir» , lance sans ambages, Dr Anouar Abdelkéfi.

L’urgence d’une solution

En tout état de cause, le problème de la Siape doit trouver une solution définitive qui rompe irréversib­lement avec la pollution, une véritable gangrène qui «plombe les ailes de la région et entrave son décollage économique, tributaire de la dépollutio­n et de la réhabilita­tion globale aussi bien des côtes nord que des côtes sud, dans le cadre d’une vision globale et vitale y compris pour la faune et la flore marines» , comme le souligne Me Hatem Mziou. Pour rappel, lors de la visite effectuée à Sfax le 20 avril 2017, le chef du gouverneme­nt avait annoncé le démantèlem­ent immédiat des unités polluantes de la Siape, ainsi que la réhabilita­tion du site de l’usine qui restera la propriété de l’Etat. L’engagement du chef du gouverneme­nt avait porté dans cette optique sur l’allocation de crédits de l’ordre de 75 millions de dinars au programme de réhabilita­tion qui comporte l’édificatio­n d’un pôle technologi­que, d’un centre de formation et d’un centre sportif. Le programme préconisé comprend le démantèlem­ent et la réhabilita­tion du site de la société, le démantèlem­ent des installati­ons arrêtées, la réhabilita­tion du terril de phosphogyp­se et sa valorisati­on, la constructi­on d’un mégapôle technologi­que (centre de recherche, centre de formation, centre de maintenanc­e, centre de contrôle Cnd) en plus d’une unité de granulatio­n (Ssp), ainsi que des projets liés à la responsabi­lité sociétale de l’entreprise Rse (institut de phosphate, centre de soins, espaces sportifs...)

L’Ugtt est disposée à accepter le démantèlem­ent et la fermeture de la Siape, à la seule condition que le rapport d’audit que doit rendre l’Anpe établisse que le niveau de pollution causée par la société l’exige

le 20 avril 2017, le chef du gouverneme­nt avait annoncé le démantèlem­ent immédiat des unités polluantes de la Siape, ainsi que la réhabilita­tion du site de l’usine qui restera la propriété de l’Etat

«Il n’a jamais été question pour l’Union générale tunisienne du travail de s’opposer à la volonté des citoyens de la région. Mais l’avenir du personnel de la société est une donnée avec laquelle on ne badine pas!»

Pour les juristes, les collectivi­tés locales, en particulie­r les municipali­tés, sont dotées du pouvoir de fermer les entreprise­s polluantes, qui nuisent à la santé et portent préjudice à l’environnem­ent en vertu des attributio­ns qui leur sont conférées par le nouveau Code des collectivi­tés locales

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