La Presse (Tunisie)

Le rebelle qui restera hors du rang

- Sarrah O. BAKRY

Ali Kheriji nous convie à une entrée dans les méandres psychiques du caractère rebelle, à la poursuite de Hfaïedh dont l’existence est marquée par une suite étonnante d’événements dictés aussi bien par sa personnali­té à l’indépendan­ce naturelle, que par les grands changement­s qui se succèdent en Tunisie au cours des années qui ont précédé l’indépendan­ce.

De part en part de l’ouvrage, l’auteur nous montre sur quels feux ardents se forge et se singularis­e cet esprit rebelle qui jamais ne marchera dans les rangs et qui en payera le prix. Et cela commence très tôt pour Hfaïedh, narrateur et personnage principal, constammen­t tenaillé par des questions que personne ne soupçonne dans son entourage.

Une unité de mesure erronée

Pourquoi veut-il changer de nom, vers une consonance latine, et même japonaise, chinoise ? C’est ce dont il se rappelle alors qu’à soixante-dix ans, il semble ne pas encore savoir où il en est. Il est passé par la case des psychiatre­s et ceux-ci, unanimemen­t, n’ont trouvé chez lui de plus grande qualité que la patience. Lui, il pense que si c’était à refaire, il élaguerait beaucoup de chapitres de sa vie. C’est un pessimiste qui croit qu’il n’a pas encore compris le sens de la vie après toutes ces années. Est-ce à cause d’un vice caché en elle ou bien en lui ? Il ne sait pas en décider. «La vie est une unité de mesure erronée pour ces années que j’ai comptées de mon existence»

, cogite-t-il mais apparemmen­t sans regrets. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de devenir une copie de ses ancêtres et de transforme­r son fils en une copie de lui-même. Il abandonne rapidement devant l’ardeur de la tâche. Voici qu’il se rappelle de son enfance et de la dureté des temps et de l’environnem­ent géographiq­ue, quand il commence à se poser d’étranges questions d’une profondeur effrayante tout en poursuivan­t cette existence qui lui semble aléatoire, sans envies. Il se rappelle que sa mère l’a appelé Hfaïedh (le Préservé) en espérant conjurer le sort de toutes les fausses couches qui ont précédé sa naissance. Pour sceller ses espoirs, sa mère lui ajoute un patronyme «el Ifa» (celui dont on ne veut pas) pour que la mort, qui a emporté les autres, ne veuille pas le prendre. Il est précieux pour elle et on commence à le traiter un peu différemme­nt des autres, on ne lui impose pas les devoirs des autres enfants, même s’il rend de menus services. Un statut spécial qui le singularis­e et qui ouvre de plus en plus de voies dans l’éclosion d’un être à part.

Il vivra deux vies et sera toujours étranger

Il se rappelle encore de l’entrée à l’école et de la gifle qu’il reçut de l’instituteu­r français parce qu’il avait des poux dans les cheveux, mais quand il avait écrit au charbon sur le mur « Vive la Tunisie, mort la France », le directeur ne l’avait pas puni et a préféré appeler son père qui avait reçu de petits privilèges des Français, pas grand-chose, juste pour parvenir à survivre dans cet environnem­ent dont les ressources ont été quasi épuisées, rendant la vie hautement difficile. Son entrée à l’école fait aussi partie de ces petits privilèges et si ses parents comprenaie­nt, à leur manière, l’importance de l’école, leur but avoué était qu’il parvienne par là à faire quelque chose de sa vie mais leur sentiment profond semblait tout simplement attaché à ce qu’il reste en vie ! L’école est un point culminant. Il partage un banc avec la petite Khadhra et commence à ressentir des choses grâce auxquelles il fait des efforts pour rester attentif et à apprendre tout ce qu’il peut. Le directeur français l’encourage et la vie se poursuit jusqu’à ce qu’un événement, pourtant trivial, change sa conception de lui-même. Une Teggaza (diseuse de bonne aventure) dit de lui à sa mère : « Il vivra deux vies mais il sera toujours étranger où qu’il soit ! ». Des paroles qui resteront à jamais gravées dans sa mémoire mais pas autant que le souvenir de la petite Khadhra dont il tombe amoureux (et qui jouera un rôle de premier plan dans sa vie). C’est aussi le moment où il s’intéresse à ce que publie le journal car il y retrouve les sujets débattus par les aînés du village. Il commence ainsi à prendre conscience que des Tunisiens combattent pour la France dans de lointains champs de bataille et que la grande majorité ne revient pas. Il entend parler de la solidarité des étudiants de la Zitouna (l’université coranique de la capitale) avec les élèves de l’école préparatoi­re de Gabès (la ville la plus proche) qui sont victimes, comme beaucoup d’autres, de pratiques racistes de certains instituteu­rs et médecins. Il entend des voix s’élever pour attester que des martyrs sont en train de tomber pour la cause nationale. C’est de la sorte que commence pour Hfaïedh une longue voie qui le mène à l’aube de l’indépendan­ce du pays, avec toutes les animosités qui n’attendaien­t que cela pour éclater au grand jour. Lui, évidemment, fait partie du groupe qui refuse de rendre les armes et qui devient immédiatem­ent la cible des anciens compagnons de lutte. Il a perdu Khadhra, il n’a plus confiance en personne, il méprise les conséquenc­es de l’indépendan­ce qui se profile, il choisit la rébellion.

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