La Presse (Tunisie)

Où sont les tortionnai­res ?

Absents des auditions publiques de l’Instance vérité et dignité, les tortionnai­res sont l’une des pièces manquantes de la justice transition­nelle. A quelques mois de la fin du travail de l’IVD, un bilan s’impose à ce sujet.

- Olfa BELHASSINE

Jeune et brillant étudiant islamiste, Sami Brahem a connu l’enfer de la torture dans les quatorze prisons tunisienne­s où il a été incarcéré dès le début des années 90. L’ex-président Ben Ali avait à ce moment-là durci son régime et mis en place un système des plus répressifs contre ses opposants. Huit ans durant, Sami Brahem subira les pires exactions : violences sexuelles, tabassages quotidiens, réclusion solitaire, humiliatio­ns et privations multiples. Son témoignage lors de la première séance des auditions publiques de l’Instance vérité et dignité (IVD), le 17 novembre 2016, a bouleversé beaucoup de Tunisiens. Lui-même, serein et parfois souriant au cours de son passage public devant la l’IVD, ne peut retenir ses larmes et ses émotions lorsqu’il s’interroge à propos de ses bourreaux : « Pourquoi ont-ils fait ça ? Etaient-ils manipulés ? Cherchaien­tils une promotion ? Etaient-ils contraints à pratiquer l’horreur ? Quel est le sens d’imposer la nudité aux détenus pendant une semaine ? Quel est le sens de toutes ces violences sexuelles ? Pourquoi avoir déversé de l’éther sur mes parties génitales ? Pourquoi se sont-ils acharnés à vouloir nous démolir ? A s’acharner pour nous rendre stériles ? Ces interrogat­ions continuent à m’assaillir. Je veux faire le deuil… ».

« Je suis prêt à leur pardonner… »

Sami Brahem, aujourd’hui chercheur en sciences humaines, spécialist­e des mouvements salafistes, poursuit son poignant témoignage : « J’avais le droit de garder ma dignité en prison. Je ne veux attaquer personne devant la justice. Je veux juste savoir la vérité. Je suis prêt à pardonner à mes tortionnai­res s’ils reconnaiss­ent les faits, s’expliquent et s’excusent ». Le lendemain, le 18 novembre 2016, les téléspecta­teurs des auditions publiques transmises en direct par quatre télévision­s ont eu droit aux récits glaçants de Jamel Baraket et Kacem Chammakhi. Leurs frères, Fayçal Baraket et Rachid Chammakhi, sont morts, à quelques jours d’intervalle, en octobre 1991, dans le même lieu : le poste des Brigades de recherche de la garde nationale de Nabeul. Pour maquiller le décès brutal sous la torture des deux victimes, leurs rapports d’autopsie sont rapidement falsifiés par les autorités. Un témoin précieux, Besma Baliî, incarcérée dans ce poste-là à la même période que les deux opposants, a raconté lors des auditions publiques avoir assisté à l’agonie de Fayçal Baraket et de Rachid Chammakhi, que les agents exhibaient nus et ensanglant­és dans les couloirs pour terroriser les autres détenus. Les questions des internaute­s sur les réseaux sociaux ne tardent pas alors à envahir la Toile : -« Mais où sont les tortionnai­res ? » -« Quand finiront-ils par venir ? » -« Comment rétablir «toute» la vérité sur ce qui s’est passé sans la parole et les aveux des bourreaux ?

« La vérité victimaire est insuffisan­te »

Selon le choix des victimes, des noms de plusieurs bourreaux ont été révélés lors des auditions publiques des victimes de la dictature. Après avoir longuement pesé le pour et le contre, cette démarche suivie par la commission vérité tunisienne, à la fois courageuse et périlleuse, n’a pas été tentée par toutes les expérience­s de justice transition­nelle. Au Maroc, les tortionnai­res sont restés anonymes jusqu’au bout du processus. « Nous avons donné cette liberté aux victimes car leur parole a déjà subi trop de censure et de pressions par le passé » , explique l’avocate Oula Ben Nejma, qui préside la Commission enquêtes et investigat­ions à l’IVD. Mais pour beaucoup d’internaute­s tunisiens, ce n’est là qu’une part infime de la vérité qui a été exprimée : le silence des tortionnai­res reste pesant. Kora Andrieu, docteur en philosophi­e morale et politique, officier des droits de l’homme auprès des Nations Unies, experte dans le domaine de la justice transition­nelle, estime elle aussi que la vérité doit inclure les deux perspectiv­es, celle des victimes et celle des bourreaux, sinon ce sera « une vérité tronquée, subjective, et soumise à des critiques pour ces raisons mêmes ». Kora Andrieu insiste : « Si on ne publie qu’une vérité victimaire, non seulement on perd un pan entier de la réalité du passé que l’on cherche à « traiter », mais en plus on peut donner l’impression que les victimes sont instrument­alisées. Pour prendre l’exemple du Maroc, l’impression qui domine quand on regarde les audiences de l’Instance équité et réconcilia­tion, c’est que les victimes ont été « utiles » au gouverneme­nt : en témoignant, elles lui ont donné l’occasion de se refaire une légitimité, de sembler « faire quelque chose » envers elles, mais sans jamais remettre en cause le régime, sans établir les causes profondes, structurel­les, institutio­nnelles qui ont rendu toutes ces violations possibles. Et cette histoire-là, les victimes seules ne l’ont pas toujours ».

Ils arrivent accompagné­s de leurs avocats

Même si la loi tunisienne relative à la justice transition­nelle dote l’IVD de larges prérogativ­es , dont l’accès aux archives publiques et privées, la convocatio­n de toute personne qu’elle estime utile d’interroger, l’instructio­n de toutes les violations graves, dont la torture et l’homicide volontaire et l’accès aux affaires pendantes devant les instances judiciaire­s, la commission vérité n’a toutefois pas la possibilit­é de ramener de force les tortionnai­res pour témoigner publiqueme­nt. Seul en matière de crimes économique­s, les dépositair­es de dossiers adressés à la Commission arbitrage et conciliati­on de l’IVD doivent obligatoir­ement rendre l’argent qui leur est dû, dévoiler lors des AP la vérité sur la machine de la corruption et présenter des excuses publiques. Mais pour Oula Ben Nejma, la présidente de la Commission enquête et investigat­ions, le silence des tortionnai­res n’est pas total, puisqu’ils répondent, à tous les niveaux de la hiérarchie, aux convocatio­ns et questions des juges de la commission vérité, qui travaillen­t sur l’instructio­n des dossiers judiciaire­s des rescapés de la torture. « Ils arrivent accompagné­s de leurs avocats et cherchent à se renseigner sur les charges qui pèsent contre eux », affirme Oula Ben Nejma.

Seul recours : la logique de « la carotte et du bâton »

Le juge administra­tif Mohamed Ayadi a démissionn­é de l’IVD en octobre 2015 à cause d’un « climat non propice à l’intérieur de l’Instance et à l’extérieur», avait- il déclaré, sibyllin, au moment de son départ. Il a toujours émis des doutes sur l’adhésion des tortionnai­res au processus de justice transition­nelle et leur venue aussi nombreux à la commission vérité, comme déclarée par des membres de l’IVD. « Rien ne les contraint à venir avouer leurs crimes, ni l’ambiance générale dans le pays, qui penche vers le retour en force des hommes de l’ancien système, ni l’impunité qui sévit, ni l’amnistie annoncée par la loi sur la réconcilia­tion administra­tive. Les bourreaux viendront sous la pression d’une menace sérieuse. Ils viendront le jour où des dossiers d’instructio­n contre eux aboutis et finalisés seront transmis aux chambres spécialisé­es pour statuer sur les atteintes graves aux droits de l’Homme tels que définis par l’article 8 de la loi relative à la justice transition­nelle », assure Mohamed Ayadi. Kora Andrieu ne dit pas autre chose lorsqu’elle affirme : « Pour qu’un responsabl­e vienne en public témoigner de ses crimes passés et demander pardon à la télévision, ce qui est une forme d’humiliatio­n, il lui faut une raison. Sauf des cas exceptionn­els de responsabl­es vraiment repentis et habités par le remords, on reste dans la logique, elle aussi très humaine, de « la carotte ou du bâton ». Donc ils le feront car ils espèrent une forme d’amnistie, qu’on appellera à tort « réconcilia­tion ». Ou au moins un allègement de leur sentence en échange ».

Pour que naisse un Etat de droit

Arguant de leur non- réception des convocatio­ns à comparaîtr­e, les accusés des deux premiers procès des chambres spécialisé­es ouverts à la fin du mois de mai 2018 se sont abstenus d’assister aux audiences. Dans le cas de l’affaire Kamel Matmati, mort sous la torture et enterré secrètemen­t par les agents de l’Etat en octobre 1991, la seconde audience du 10 juillet des CS laisse les avocats de la victime consternés : un des principaux tortionnai­res, Ali Boussetta, s’est enfui en France. Deux accusés acceptent de comparaîtr­e dans le procès Barakati au Kef, autre victime de la torture meurtrière des bourreaux. Mais arrivant sans leurs avocats, la défense de la partie civile réagit contre leur interrogat­ion par le juge : « les critères d’un procès équitable, pouvant remettre en cause toute la procédure ne sont pas réunies » , protestent-ils. Pour Najet Araari, sociologue et ancienne consultant­e à l’IVD, les procès des chambres spécialisé­es démontrent l’ampleur des crimes d’Etat, dotés de spécialist­es, de locaux et construits sur un système. « Plus que sanctionne­r ou punir, c’est cette machine-là qu’il s’agit de démonter grâce à la révélation de la vérité et des réformes des institutio­ns. L’Etat de droit naîtra de là », affirme-telle.

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