Des êtres réels viciés par le monde virtuel
Chafiq Tarqi nous entraîne dans les dédales d’un roman complètement tourmenté où rien ne se passe comme il est supposé le faire. Un écrivain qui se prend pour un poète, un poète qui se prend pour une muse une muse dont émane une duperie teintée de fausse
Nawwi et Barabara échangent des posts sur Facebook entre lesquels il peut se passer de quelques secondes à plusieurs minutes car l’auteur prend la peine d’afficher à chaque post l’heure exacte de l’envoi des messages, le tout en quarante nuits, du 4 novembre au 13 décembre, toujours à partir de dix heures du soir.
Les poètes et la tristesse ambiante
Un scénario assez commun qui se répète chaque jour des millions de fois dans la réalité virtuelle des réseaux sociaux, mais ici les poètes et la poésie sont au centre des fantasmes de Nawwi, surtout la toute première nuit. Le rapprochement se poursuit et Nawwi relate à Barabara ses rêves où se singularisent en série un poète puis la Syrie, l’Irak, l’Ouzbékistan et le Kenya. Des endroits éloignés dans l’espace mais aussi dans les temps que l’auteur choisit reculés ; le seul point commun étant la vision d’une Barabara plurielle, à chaque fois différente.
Retour aux poètes et à la tristesse avec laquelle Nawwi estime qu’ils ponctuent l’essentiel de leur oeuvre. Il se passionne mais Barabara semble s’assoupir sous l’effet de son interminable diatribe. Ses analyses, le plus souvent exagérément littéraires, ne suscitent que de très courtes réactions de la part de Barabara qui lui laisse le plus clair de la «conversation». La relation évolue, elle vire de bord. «Si un poète se met à t’aimer, il faut t’imaginer le pire... Pour t’approprier le coeur du poète, tu n’as qu’à être attentive à cet enfant qui mime ta démarche et qui a abandonné sa virilité comme on le ferait d’un mégot pour s’identifier à toi», confesse Nawwi à Barabara au début de la 4e nuit. Mais elle ne réagit pas, ou si peu, et s’assoupit comme à son habitude. Ce n’est qu’à la neuvième nuit qu’il parle d’autre chose que de poètes. Il théorise le processus de l’écriture qu’il pratique mais le ton n’est plus aussi enflammé, aussi passionné, et il tombe dan l’anecdote. Seulement, ses posts sont beaucoup plus longs et beaucoup plus nombreux. Nous commençons alors à soupçonner une réelle ambivalence entre ce qu’est Nawwi et ce qu’il rêve de devenir alors qu’il met constamment la poésie sur un piédestal auquel il ne hisse pas l’écriture qui est pourtant l’un des pointsclefs de son identité. Et de là à imaginer que l’auteur nous souffle, sans y paraître, qu’un vice identitaire complexe s’est emparé durablement du psychisme de son personnage principal, il n’y a que quelques pas. Des pas que nous parcourons allègrement plus tard dans le roman quand nous commençons à saisir l’identité réelle de la muse virtuelle de l’auteur et que les pages révèlent au fur et à mesure les pensées torturées de Nawwi.
Barabara n’est autre que Abdelaâl
Suit une série de nuits dont les propos ressemblent à ces conversations perdues dans des bistrots parisiens à caresser la prétention de refaire le monde. Pas seulement parce que le voilà entraîné vers le genre de confidences que l’on n’ose généralement que sur le divan du psychanalyste, parlant d’enfance, de femmes, de militantisme d’université... La dix-huitième nuit est particulièrement importante, c’est là que, pour la première fois, il parle à Barabara de son ami Abdelaâl. Il lui confie que leurs relations remontent à des années et qu’ils sont attachés aux mêmes choses, surtout les femmes... et la poésie, car Abdelaâl est poète ! A la dernière nuit, ils conviennent de se rencontrer et c’est là que le drame survient, parce que Barabara n’est, en vérité, autre que Abdelaâl ! Tout a commencé par une plaisanterie mais finit par un meurtre. La police accuse d’abord Abdelaâl puis des témoins révèlent qu’une inconnue a rendu visite à Nawwi le soir du meurtre. Nous ressentons quand même un malaise alors que Abdelaâl ne semble pas aussi clair que nature et sa plaisanterie, au moins à partir d’un certain moment, pas aussi innocente. C’est ce que décide l’auteur en nous offrant une fin indécidable à ce roman qui ne manque certainement pas de surréalisme (un terme évoqué avec respect mais aussi avec légèreté).
Ce n’est pas que l’ouvrage soit sans profondeur puisque nous sommes manifestement devant l’exposé d’une thèse que défend résolument l’auteur à propos des réseaux sociaux. Il nous fait comprendre que l’anonymat que favorise Facebook et les autres peut nous mener vers de fâcheuses usurpations d’identité et de genre qui peuvent entamer durablement le psychisme des plus fragiles d’entre nous. Nawwi est écrivain, un artiste qui est supposé être à la fois l’un des plus forts et l’un des plus sensibles (et donc l’un des plus faibles) parmi la multitude et, en tant que tel, il ne peut sûrement sortir indemne de l’expérience. Une fatalité où interviennent deux couteaux à double tranchant : l’ambivalence de Nawwi, entre son attitude à propos de l’écriture et de la poésie, et l’essence même des réseaux sociaux.