La Presse (Tunisie)

Des êtres réels viciés par le monde virtuel

Chafiq Tarqi nous entraîne dans les dédales d’un roman complèteme­nt tourmenté où rien ne se passe comme il est supposé le faire. Un écrivain qui se prend pour un poète, un poète qui se prend pour une muse une muse dont émane une duperie teintée de fausse

- Sarrah O. BAKRY Barabara, 278p., mouture arabe Par Chafiq Tarqi Editions Masciliana, 2018 Disponible à la librairie Al Kitab, Tunis.

Nawwi et Barabara échangent des posts sur Facebook entre lesquels il peut se passer de quelques secondes à plusieurs minutes car l’auteur prend la peine d’afficher à chaque post l’heure exacte de l’envoi des messages, le tout en quarante nuits, du 4 novembre au 13 décembre, toujours à partir de dix heures du soir.

Les poètes et la tristesse ambiante

Un scénario assez commun qui se répète chaque jour des millions de fois dans la réalité virtuelle des réseaux sociaux, mais ici les poètes et la poésie sont au centre des fantasmes de Nawwi, surtout la toute première nuit. Le rapprochem­ent se poursuit et Nawwi relate à Barabara ses rêves où se singularis­ent en série un poète puis la Syrie, l’Irak, l’Ouzbékista­n et le Kenya. Des endroits éloignés dans l’espace mais aussi dans les temps que l’auteur choisit reculés ; le seul point commun étant la vision d’une Barabara plurielle, à chaque fois différente.

Retour aux poètes et à la tristesse avec laquelle Nawwi estime qu’ils ponctuent l’essentiel de leur oeuvre. Il se passionne mais Barabara semble s’assoupir sous l’effet de son interminab­le diatribe. Ses analyses, le plus souvent exagérémen­t littéraire­s, ne suscitent que de très courtes réactions de la part de Barabara qui lui laisse le plus clair de la «conversati­on». La relation évolue, elle vire de bord. «Si un poète se met à t’aimer, il faut t’imaginer le pire... Pour t’approprier le coeur du poète, tu n’as qu’à être attentive à cet enfant qui mime ta démarche et qui a abandonné sa virilité comme on le ferait d’un mégot pour s’identifier à toi», confesse Nawwi à Barabara au début de la 4e nuit. Mais elle ne réagit pas, ou si peu, et s’assoupit comme à son habitude. Ce n’est qu’à la neuvième nuit qu’il parle d’autre chose que de poètes. Il théorise le processus de l’écriture qu’il pratique mais le ton n’est plus aussi enflammé, aussi passionné, et il tombe dan l’anecdote. Seulement, ses posts sont beaucoup plus longs et beaucoup plus nombreux. Nous commençons alors à soupçonner une réelle ambivalenc­e entre ce qu’est Nawwi et ce qu’il rêve de devenir alors qu’il met constammen­t la poésie sur un piédestal auquel il ne hisse pas l’écriture qui est pourtant l’un des pointsclef­s de son identité. Et de là à imaginer que l’auteur nous souffle, sans y paraître, qu’un vice identitair­e complexe s’est emparé durablemen­t du psychisme de son personnage principal, il n’y a que quelques pas. Des pas que nous parcourons allègremen­t plus tard dans le roman quand nous commençons à saisir l’identité réelle de la muse virtuelle de l’auteur et que les pages révèlent au fur et à mesure les pensées torturées de Nawwi.

Barabara n’est autre que Abdelaâl

Suit une série de nuits dont les propos ressemblen­t à ces conversati­ons perdues dans des bistrots parisiens à caresser la prétention de refaire le monde. Pas seulement parce que le voilà entraîné vers le genre de confidence­s que l’on n’ose généraleme­nt que sur le divan du psychanaly­ste, parlant d’enfance, de femmes, de militantis­me d’université... La dix-huitième nuit est particuliè­rement importante, c’est là que, pour la première fois, il parle à Barabara de son ami Abdelaâl. Il lui confie que leurs relations remontent à des années et qu’ils sont attachés aux mêmes choses, surtout les femmes... et la poésie, car Abdelaâl est poète ! A la dernière nuit, ils conviennen­t de se rencontrer et c’est là que le drame survient, parce que Barabara n’est, en vérité, autre que Abdelaâl ! Tout a commencé par une plaisanter­ie mais finit par un meurtre. La police accuse d’abord Abdelaâl puis des témoins révèlent qu’une inconnue a rendu visite à Nawwi le soir du meurtre. Nous ressentons quand même un malaise alors que Abdelaâl ne semble pas aussi clair que nature et sa plaisanter­ie, au moins à partir d’un certain moment, pas aussi innocente. C’est ce que décide l’auteur en nous offrant une fin indécidabl­e à ce roman qui ne manque certaineme­nt pas de surréalism­e (un terme évoqué avec respect mais aussi avec légèreté).

Ce n’est pas que l’ouvrage soit sans profondeur puisque nous sommes manifestem­ent devant l’exposé d’une thèse que défend résolument l’auteur à propos des réseaux sociaux. Il nous fait comprendre que l’anonymat que favorise Facebook et les autres peut nous mener vers de fâcheuses usurpation­s d’identité et de genre qui peuvent entamer durablemen­t le psychisme des plus fragiles d’entre nous. Nawwi est écrivain, un artiste qui est supposé être à la fois l’un des plus forts et l’un des plus sensibles (et donc l’un des plus faibles) parmi la multitude et, en tant que tel, il ne peut sûrement sortir indemne de l’expérience. Une fatalité où intervienn­ent deux couteaux à double tranchant : l’ambivalenc­e de Nawwi, entre son attitude à propos de l’écriture et de la poésie, et l’essence même des réseaux sociaux.

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