La Presse (Tunisie)

Femmes rurales : effet d’annonce ou début de reconnaiss­ance ?

- Par Hella BEN YOUSSEF OUARDANI * H.B.Y.O. * Vice-présidente de Ettakatol

Le chef du gouverneme­nt vient de déclarer que 500.000 femmes en milieu rural disposeron­t d’une couverture sociale. La déclaratio­n intervient tout juste à la veille de la fête de la Femme le 13 août.

S’il convient de saluer cette annonce, elle n’est en fait qu’une redite d’une précédente déclaratio­n de la ministre de la Femme, datant d’environ dix mois. Toutefois, cette déclaratio­n salutaire aurait été plus crédible si elle avait été accompagné­e de plus de détails et d’explicitat­ions : quelles procédures seront mises en oeuvre ? Et dans quels délais ? On ose espérer que le chef du gouverneme­nt sera un peu plus loquace lors de la fête de la Femme.

Mais revenons un instant sur la portée de cette décision. Combien sont-elles ? Qui sont précisémen­t ces femmes ? De quel type de couverture pourront-elles bénéficier ?

Le chiffre de 500.000 a été avancé ! Soit ! Mais ajoutons que près d’un tiers d’entre elles sont analphabèt­es, que plus de deux tiers d’entre elles sont femmes au foyer et que seulement 19% d’entre elles disposent d’un revenu en propre ! La FAO et L’INS ajoutent que près de 47% des femmes rurales sont des travailleu­ses occasionne­lles, une sorte de main-d’oeuvre d’appoint à différents moments du cycle agricole (récoltes, entretien, sarclage, stockage, soins des animaux) et de la vente de proximité des produits. Elles exécutent 100% des travaux domestique­s sans lesquels les cellules familiales ne sauraient survivre (ramassage du bois, collecte d’eau, entretien des lieux). Autant dire que de facto ces femmes rurales constituen­t pour l’essentiel une main-d’oeuvre familiale non rétribuée. Autrement dit, leur contributi­on quantitati­ve comme qualitativ­e à l’agricultur­e et à la pérennité des liens et de la vie familiale (ce que l’on appelle l’économie domestique) est au pire totalement ignorée, au mieux largement sous-estimée dans les statistiqu­es.

La marginalis­ation de ces femmes est aggravée par une exposition à de multiples facteurs de risques liés à leur intégrité physique comme morale. Une étude de l’onu-femmes en partenaria­t avec le Haut-commissari­at aux Droits de l’homme, confirme des faits alarmants. 81% d’entre elles déclarent travailler dans des conditions pénibles voire très pénibles tandis que 35% sont confrontés au risque d’accidents du travail, à des maladies profession­nelles et à des conditions de transport exagérémen­t difficiles, quand elles ne sont pas dangereuse­s et illicites ! Que dire des conditions d’accès à des soins ! Dispensair­es et centres de soins sont en moyenne distants de 4 km ! Par conséquent, ces femmes ne consultent au mieux que trois fois par an, autre symptôme s’il en est, du fait qu’elles-mêmes réfrènent leurs besoins de santé (autocensur­és). Mais certains auront tôt fait de dire qu’il ne s’agit après tout que de négligence, là où s’exprime en réalité un déni de leur condition sociale !

Dire que leurs conditions de vie et de travail sont encore féodales est indubitabl­ement excessif ! Il n’en demeure pas moins qu’elles ne sont pas dignes de ce début de 21e siècle ! En dépit des nombreuses enquêtes et études qui corroboren­t toute cette précarité sociale, peu a été jusqu’ici fait, notamment en raison des pesanteurs sociales et culturelle­s. Ainsi et à la question toute simple mais hautement instructiv­e : quelle probabilit­é ont les femmes rurales d’échapper à leur condition ? Autrement dit quelle est leur capacité de sortir du processus de reproducti­on du même schéma de la vie rurale actuelle en s’assignant à cette division du travail et plus généraleme­nt de l’organisati­on de la vie sociale de la campagne ? Hélas, elle demeure limitée voire quasi nulle ! D’autres indices confirment cette vulnérabil­ité aux limites de l’insoutenab­le. Le taux de prévalence de la violence contre les femmes est supérieur en milieu rural ou périurbain : près de 2 femmes sur 3 évoquent ces violences mais seulement 2 sur 10 osent porter plainte ! Les pesanteurs sont, à ce point, puissantes que la plupart d’entre elles banalisent et estiment ne pas devoir en parler ! Certains rétorquero­nt que les filles, plus que les garçons, réussissen­t mieux leur parcours éducatif ! Une illusion d’optique savamment entretenue, car au final les femmes diplômées sont deux fois plus nombreuses à être au chômage et que le taux d’activité féminin est toujours aussi insignifia­nt : 23% contre 71% pour les hommes. Une tendance aggravée en milieu rural du fait même de la très faible diversité des emplois disponible­s. Lorsque ces femmes sortent de l’emprise de leur milieu c’est le plus souvent par nécessité plus que par choix, en allant occuper des emplois dans le secteur informel ou le petit artisanat (en vue d’une rémunérati­on d’appoint). Rappelons aussi à toutes fins utiles, que si 6% des femmes sont chefs d’entreprise au plan national, elles ne sont plus que 0,5% en milieu rural. Mais plus généraleme­nt que dire de la représenta­tivité des femmes rurales au sein des instances politiques syndicales et plus généraleme­nt associativ­es ? Une quasi-absence !

Alors oui améliorer le taux de couverture par un régime de sécurité sociale serait une avancée. Mais entre cette déclaratio­n et sa pleine réalisatio­n, il y a encore loin. Quelles seront les conditions d’éligibilit­é ? Quelles seront les modalités pratiques d’accès ? De quelle couverture sociale explicite est-il question ? Maladie, accidents du travail, retraite ? Les droits seraient-ils identiques pour les femmes : aides familiales agricoles, journalièr­es et occasionne­lles, employées d’activités informelle­s ou de l’artisanat local. Une diversité de statuts et de situations qui laisse entrevoir de nombreux obstacles quant à la mise en oeuvre pleine et entière ! Quelles en seraient les modalités de financemen­t ? Observons tout d’abord que les régimes agricoles actuels sont déficitair­es, peu efficaces et offrent des prestation­s dérisoires quel que soit le sexe, sachant que la grande majorité des exploitati­ons agricoles familiales n’ont pas réellement de statut fiscal précis. Comment les convaincre que l’enjeu en vaut la chandelle si le taux de cotisation était perçu comme un manque à gagner ? De très nombreuses questions qui demeurent pour l’instant sans réponse !

Alors, et pour l’heure, on ne peut que saluer l’initiative tout en demeurant dans l’expectativ­e de l’énonciatio­n des mesures précises et concrètes…. L’autonomisa­tion des femmes et des femmes rurales en particulie­r est un enjeu majeur de notre société. Une prise en compte simultanée et intégrée des divers obstacles obstruant cette autonomisa­tion passe aussi par un accès à des emplois dignes, à un logement social en milieu rural, à l’eau courante et il va sans dire à la propriété ! Toutes ces questions rejoignent inévitable­ment le débat désormais ouvert autour de la Colibe.

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