La Presse (Tunisie)

Une quête pour l’autre qui vaut pour soi !

- Sarrah O. BAKRY

Salma Inoubli nous fait entrer dans l’univers dévasté du mal-être de Maddy où la profondeur des tares se révèle exponentie­llement par la perte de Joël, ce frère-refuge qui lui apportait une sorte d’équilibre. Mais, quand elle «hérite» d’une liste que Joël rêvait de réaliser avant de s’éteindre, c’est le déclic qui la sortira progressiv­ement de sa détresse, au fil des endroits où il aurait tellement voulu se rendre.

Maddy, chef-cuisinier de vocation, diplômée de littératur­e française qui abandonne une carrière d’universita­ire sur un coup de tête, semble se réfugier dans le maniérisme et les angoisses pour échapper à quelque chose d’innommable : la détresse de perdre son grand frère Joël. Tout à leur douleur de voir s’éteindre leur enfant, ses parents décident courageuse­ment que la vie devrait continuer et le disent clairement à Maddy. Mais ce n’est pas son avis : «C’est à ce moment-là que j’ai compris que mon temps était venu de partir».

Se poser les bonnes questions...

Elle prend l’avion, assaillie par toutes sortes d’angoisses, elle pose un regard invariable­ment critique sur ce qui l’entoure, de l’architectu­re de l’aéroport aux voyageurs, trouve des tares à tout ce qui bouge. Peut-être pour faire baisser la tension de ce qui l’attendait car le but de ce voyage à Florence n’était autre que d’implorer Adam, son ex petit ami, de la reprendre (selon ses propres mots). Elle ne savait quoi faire après la disparitio­n de son frère et l’abandon de son emploi mais elle s’apprêtait apparemmen­t à s’enfoncer dans l’inconnu quand elle se dit qu’elle n’avait devant elle que ses économies de quatre ans et qu’elle devait faire très attention à ses dépenses. Qui va loin ménage sa monture, n’est-ce pas ? Quelque chose se passe en elle, encore indicible. Elle s’avoue déjà son instabilit­é en se rappelant que son frère, juste avant ses derniers instants, avait ressenti sa détresse et lui avait dit qu’elle ne pouvait pas continuer à vivre de la sorte. Elle y réfléchit longuement alors que son avion la conduit à Florence où habite Adam depuis deux ans et c’est là que, d’une certaine manière, elle commence à se situer dans l’avenir en se posant les bonnes questions : «Qu’est-ce que j’allais bien pouvoir lui dire ? Qu’en fait je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire de ma vie ?». Adam semble totalement contrarié quand il la voit devant lui à Florence. Elle ne va pas plus loin et décide sur le moment que c’était fini. Elle repart.

Une liste pour tout héritage

Dans ses bagages, deux vestiges de la vie de son frère : la chemise où il entassait ses chroniques et la petit boîte où il mettait ses photos. C’est à Rome que ce fait prend toute sa mesure. Elle ouvre la boîte de photos et y trouve un petit bout de papier soigneusem­ent plié en quatre. C’est une liste établie par son frère qui dresse ainsi un plan d’une vingtaine de choses à faire avant de mourir. Parmi elles, des voyages à Paris, Londres, des villes des Etats-unis... et une seule ligne raturée, pas parce qu’il l’avait réalisée mais par désespoir de jamais voir Maddy et leur autre soeur Genn devenir amies ! Cette lise est le déclic pour Maddy : «Il s’agissait de s’offrir de nouveau à la vie, quitter sa passivité», se dit-elle. Mais «c’était bien plus dur que de se rouler en boule et souffrir sur un lit froid», savait-elle pertinemme­nt. Lentement, elle reprend le dessus. C’est l’héritage de son frère et elle est résolue à faire, en son nom, un périple aussi similaire que possible à l’essence de la liste griffonnée sur son lit de mort, tachetée de sang et de regrets. Pour le lui dire, elle tient un journal où de longues pages lui servent de quasi renaissanc­e, conjurant autant sa douleur de perdre ce frère si proche, si essentiel même après sa disparitio­n, que ses propres angoisses où culmine le souci permanent et douloureux d’un physique qu’elle juge particuliè­rement ingrat. Un long chemin qui la conduit à la découverte d’innombrabl­es lieux et de personnes aussi diverses de son Moi profond qui se trouve ainsi, de facto, dans une transition naturelle portée sans le paraître par les événements et, surtout, par la communicat­ion avec ces «autres» qui pourraient être des doubles de dimensions insoupçonn­ées d’elle-même. En allant là où son frère n’est jamais allé, elle comprend vite que c’est aussi là où elle n’est jamais allée elle-même, au propre et au figuré. Elle ressent ce que Joël voulait réellement dire quand il avait ourdi son plan de vingt pas, elle comprend ce qu’impliquaie­nt pour lui les simples notions de dépaysemen­t, de contact, d’exploratio­n. Elle sait qu’elle en sortira «autre».

C’est au bout de cette quête qu’elle découvre les deux cents cinquante pages d’un roman caressé par Joël et qu’elle se promet de terminer, encore en son nom. Elle pense qu’elle le lui doit bien car sa liste avait littéralem­ent changé sa vie, lui ouvrant les portes d’un «nouveau normal» où elle n’est plus aussi dévastée par ses innombrabl­es tares, ou ce qu’elle imagine comme telles, pour commencer enfin à vivre.

Là où tu n’es jamais allé, 277p., mouture française Par Salma Inoubli Editions Pop Libris, 2017 Disponible à la librairie Al Kitab, Tunis.

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