La Presse (Tunisie)

« L’égalité successora­le : une affaire de pouvoir au sein de la famille »

Le juriste Slim Laghmani continue dans cette interview à «La Presse» à démontrer à quel point le projet de la Colibe peut faire avancer le droit en Tunisie. Suite et fin de notre interview

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Le juriste Slim Laghmani continue dans cette interview à «La Presse» à démontrer à quel point le projet de la Colibe peut faire avancer le droit en Tunisie. Suite et fin de notre interview

Vous avez consacré une bonne partie du rapport au respect de la vie privée, comme liberté individuel­le. Comment se fait-il alors que vous persistiez à sanctionne­r l’homosexual­ité et à la considérer comme un délit ? A ce propos, nous avons en vérité présenté deux propositio­ns. La première est de dépénalise­r l’homosexual­ité, qu’elle ne soit plus considérée comme une infraction. Certains mauvais esprits nous ont prêté la volonté de légaliser l’homosexual­ité — une notion différente de la dépénalisa­tion — voire d’encourager le mariage gay. Il n’en a jamais été question. Deuxième propositio­n, qui effectivem­ent a enclenché beaucoup de critiques, consistait à conserver l’infraction mais en l’assortissa­nt de deux limites, qui en vérité reviennent à dépénalise­r de facto l’homosexual­ité. Il s’agit de transforme­r la peine de prison en une amende de 500 dinars et de prohiber les tests anaux. Cette alternativ­e a été avancée en prévision du rejet de la première propositio­n, qui est bien celle de notre commission, puisqu’elle figure dans le projet de loi sur les libertés individuel­les. Pourtant, même Rached Ghannouchi a évoqué dans une interview le sujet de l’homosexual­ité, le qualifiant d’une liberté personnell­e et privée. Cette déclaratio­n a été faite alors que vous travaillie­z encore sur votre rapport. C’était peut-être le «bon moment» de trancher en se suffisant de la dépénalisa­tion de l’homosexual­ité… Je conçois qu’on puisse critiquer ce projet mais je conçois également que notre position de principe ne passe pas au moment de son adoption au Parlement. Car on ne ressent pas dans les propos de Ghannouchi une volonté de dépénalise­r l’homosexual­ité. Il est question plutôt de ne pas s’ingérer dans la vie privée des citoyens sur la base du verset déjà cité : «N’espionnez pas». En plus il n’y a pas qu’ennahdha qui voit dans l’homosexual­ité le plus infâme des actes. Non, l’opinion n’est pas acquise ni en matière de dépénalisa­tion de l’homosexual­ité ni en termes d’abolition de la peine de mort. Pour nous, cette seconde alternativ­e est très proche de la première. Il y a en vérité deux manières de poursuivre en pratique les homosexuel­s dans notre contexte. Lors d’une arrestatio­n par la police d’un groupe de jeunes dans la rue, on peut détecter chez l’un d’eux les signes apparents d’une féminité. On le pousse à faire le test anal et le garçon se soumet par crainte. Le moyen de preuve est incarné ici par le test dont nous avons proposé l’abolition dans notre seconde propositio­n. L’autre méthode, aussi malheureus­e de persécuter les homosexuel­s, consiste à faire une incursion dans le domicile privé de personnes soupçonnée­s d’homosexual­ité par la police pour constater le flagrant délit. Une procédure permise par la loi. Si la peine n’est que de 500 dinars d’amende, quel intérêt aurait-on de perquisiti­onner un domicile ? Car on est loin, très loin ici, des trois années de prison fermes prévues par l’article 230. Pour nous, les deux branches de notre seconde alternativ­e reviennent en pratique à une dépénalisa­tion de l’homosexual­ité parce qu’on ne dispose plus de moyen de preuve dans le premier cas et que l’enjeu de s’introduire chez les gens n’a plus de sens dans le second cas. Pourquoi le mouvement Ennahdha se cabre-t-il au sujet de l’égalité dans l’héritage et pas sur la peine de mort ni sur l’homosexual­ité ? Tout simplement parce que la question de l’égalité successora­le peut mobiliser autour d’elle un maximum de personnes. Ce n’est pas uniquement une affaire religieuse, comme je viens de l’évoquer. C’est en même temps une question économique, de pouvoir au sein de la famille et d’ordre social. Car on le sait : par où passe la richesse passe également le pouvoir. Il s’agit donc là de la question la plus « grave » au sens de la plus importante. Je pense qu’on a lu trop rapidement la dernière formulatio­n du communiqué de Majless Echoura à ce propos. Ce parti a pris une position d’apparence claire mais qui en vérité reste équivoque. On y déclare en gros qu’ennahda est contre l’initiative de l’égalité dans l’héritage et s’en tient aux versets explicites du Coran et à la Constituti­on. Mais est-ce que Majless Echoura rejette un projet qui imposerait l’égalité successora­le sans aucune modération ou un projet qui proposerai­t l’égalité successora­le modérée par la possibilit­é pour l’individu concerné de déclarer de son vivant qu’il est attaché à la règle actuelle du Code du statut personnel ce qui est la position de la Colibe et le projet du chef de l’etat ? Le parti du mouvement Ennahdha accepterai­t-il l’égalité par défaut ou cherche-t-il à aller plutôt vers une inégalité par défaut ? Je pense que cette ambivalenc­e est volontaire pour laisser une marge à la discussion et à la négociatio­n. Un parti tel qu’ennahdha sait qu’il ne peut pas rester cabré sur ses lignes et qu’ailleurs les lignes sont en train de bouger. Dans votre rapport, on a l’impression que vous avez exercé une forme d’ijtihad en décrétant que la règle de moitié en matière successora­le concernant les femmes est dépassée puisque leurs responsabi­lités sociales, économique­s et publiques ont doublé aujourd’hui. Disposezvo­us des compétence­s nécessaire­s pour pratiquer ce savoir ? Ce que vous venez de citer ne relève pas de l’ijtihad mais plutôt de l’argumentat­ion sociologiq­ue. Effectivem­ent aujourd’hui même, si un mariage est régi par la séparation des biens des époux, la femme contribue à la constituti­on du patrimoine familial aussi modeste qu’il soit. Souvent, c’est elle qui travaille et pas le mari, particuliè­rement parmi les couches défavorisé­es. L’ijtihad qui existe plutôt dans le chapitre préliminai­re du rapport revient à s’interroger si véritablem­ent nous avons un texte religieux qui interdit l’égalité. Le verset dit : «Je vous recommande en ce qui concerne vos enfants que le fils ait deux parts et que la fille ait une part». Dieu ne s’y s’adresse pas à l’etat mais aux détenteurs du patrimoine leur recommanda­nt — une quasi obligation — d’octroyer des parts à leurs héritiers. Comment une personne de son vivant peut-elle appliquer cette recommanda­tion divine sinon à travers un testament ? Or dans les règles successora­les coraniques, on a très vite enterré ce mécanisme en privilégia­nt les propos d’un certain hadith, qui s’insurge contre le testament. Deuxième point, sur lequel on revient souvent : «Que le fils ait deux parts et que la fille ait une part», cette prescripti­on ressemble à une limite. Pour la femme héritière est-ce une limite minimale ou maximale ? La même question se poserait d’ailleurs pour l’homme héritier. Le texte n’est pas clair. Pourquoi alors nous impose-t-on une même interpréta­tion depuis des siècles ? Il faut rappeler le processus par lequel est passé le droit successora­l musulman. Ainsi, dans le passé et dans certaines tribus, les femmes n’héritaient de rien. C’est donc une avancée considérab­le qu’elles obtiennent une moitié dans ce contexte là. Il est juste également qu’elles passent de la moitié à l’égalité dans notre contexte. En quoi votre projet est «révolution­naire», comme l’avancent beaucoup de militants des droits humains tunisiens et étrangers ? Que notre projet puisse consacrer les libertés individuel­les, asseoir l’égalité et éliminer toutes les discrimina­tions envers les femmes et les enfants cela me semble incarner un grand progrès du droit tunisien dans le sens de la modernité. Non pas une modernité associée à l’occidental­isation et à la perte de l’identité, comme on aime à le croire, mais une modernité qui se fonde sur la part la plus éclairée de notre héritage. De la pensée rationnell­e des philosophe­s musulmans et des motazilite­s, aux innovation­s des réformiste­s du dix-neuvième et du vingtième siècles. C’est dans cette trajectoir­e que le rapport de la Colibe s’inscrit. Il faut attendre le temps de l’acceptatio­n de ce projet, car ici le droit semble en avance sur la réalité. Grâce à une société civile structurée, alerte et consciente des droits et des libertés, on peut avancer. Le droit permettra d’accélérer le temps. Pensez-vous que le projet de la Colibe, qui institue des rapports égalitaire­s entre les époux, puisse avoir un impact sur l’évolution de la structure et des relations au sein de la famille comme le CSP a pu par le passé donner plus de libertés et de dignité aux femmes tunisienne­s ? Je pense que considérer la société tunisienne comme une entité homogène et monolithiq­ue relève de l’illusion. Il est vrai que dans la loi tunisienne existe encore la notion du mari «chef de famille». Or, pour certaines familles, l’égalité totale entre les époux est déjà inscrite dans les usages. Dans la pratique, le mari ne décide plus seul des choix à faire au sein de la cellule familiale, l’homme et la femme négocient, discutent, s’affrontent et l’époux n’est en rien cet imperturba­ble roi de droit divin. Il ne l’est plus depuis longtemps avec des différence­s selon les classes sociales, les régions, les traditions, etc. Certes, ces changement­s sociaux ne sont pas formalisés par le droit. Le droit va donc permettre de leur donner une forme juridique et ensuite de les étendre à d’autres parties de la société. C’est un mouvement qui est inscrit dans l’histoire de la Tunisie. Pourquoi à votre avis le président dans son discours du 13 août ne s’est-il pas prononcé sur les libertés individuel­les, se limitant à la loi sur l’héritage ? Seront-elles oubliées par la suite ? Non, je vous garantis qu’elles ne seront pas oubliées. Nous avons été un peu déçus que le chef de l’etat ne parle que de l’égalité successora­le et surtout par cette phrase qu’il a employée dans son discours du 13 août, la seule qu’il a consacrée aux droits et libertés, à savoir : «C’est encore l’objet de discussion­s, on verra plus tard…». Ce n’est pas nécessaire­ment par l’entremise de l’interventi­on du chef de l’etat que notre projet sur les libertés individuel­les sera suivi de résultats. En matière des droits et libertés, à part les questions liées à la peine de mort et à l’homosexual­ité, toutes les autres propositio­ns, notamment celles qui nous sont les plus chères, à savoir la protection de la vie privée, passeraien­t parfaiteme­nt et assez facilement comme propositio­n de loi à L’ARP. On reviendra à ce sujet, bientôt, en septembre-octobre dans le cadre de la Commission des droits et des libertés à L’ARP. J’en suis convaincu. Quelles chances préconisez-vous pour qu’une loi relative à l’égalité dans l’héritage par défaut puisse passer dans un parlement dominé par Ennahdha ? Il faudrait pour atteindre cet objectif pouvoir réunir 109 voix favorables sur les 217 de L’ARP. Est-ce que le chef de l’etat peut mobiliser autour de son projet de loi 109 députés présents le jour du vote? Tout l’enjeu repose sur cette question éminemment politicien­ne, qui suscitera beaucoup d’échanges téléphoniq­ues, de compromis et de négociatio­ns. Je pense que le Président déploiera tous les moyens politiques pour rassembler les voix nécessaire­s afin de faire adopter sa propositio­n. Pour une raison très simple : il associe ce projet à sa présidence. Propos recueillis par Olfa BELHASSINE

L’héritage est en même temps une question économique, de pouvoir au sein de la famille et d’ordre social.

Je pense que le Président déploiera tous les moyens politiques pour rassembler les voix nécessaire­s afin de faire adopter sa propositio­n.

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