La Presse (Tunisie)

Les deux maux qui accablent la Tunisie

- Par Aymen Hacen * A.H. * (Universita­ire et écrivain)

A u risque de parodier la célèbre devise du conseiller et ami du roi Henri IV, Sully, nous pouvons sans peine dire : « Pauvreté et médiocrité sont les deux maux de la Tunisie d’aujourd’hui».

Certes, il en existe beaucoup d’autres, mais ceux-ci sont les plus ravageurs, tant ils semblent faire la paire. Il suffit de mettre le pied dans une librairie, ou dans les grandes surfaces qui, à l’occasion, se munissent des fourniture­s scolaires, sans parler des magasins de fortune qui apparaisse­nt à l’occasion, pour se rendre compte du décalage existant entre la bourse des parents et les prix affichés. On nous parle de remises, d’offres et bien sûr de « cahiers subvention­nés par l’état », mais il n’en est rien ou presque, vu l’existence d’un véritable marché parallèle relevant lui-même de tout un commerce parallèle. Il y a un rapport de cause à effet entre tous les phénomènes de société et il suffit qu’un maillon soit touché par la rouille pour que toute la chaîne le soit. Le phénomène que nous décrivons ne concerne pas seulement le ministère du Commerce, il concerne aussi les ministères de tutelle, à savoir l’education et l’enseigneme­nt supérieur. Nous pouvons bien sûr nous interroger sur le pourquoi et le comment de cette implicatio­n, mais il faut tout bonnement uniformise­r ce que l’on a désormais convenu d’appeler « la lutte contre la corruption ». Il va sans dire que celle-ci existe et pas seulement : elle est généralisé­e. Pour y remédier, il faut commencer par l’avouer et pour l’avouer il faut oser diagnostiq­uer. Cela relève de la médecine et ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de syndromes ni de douleurs ni même de mort pour que le corps ou l’organisme se porte bien. Tel était le cas avant décembre 2010 avec soi-disant un taux de développem­ent des plus élevés dans le monde, la sécurité, la transparen­ce, etc., et nous avons vu ce qu’il en était. Bref, dépassons et surtout oeuvrons aujourd’hui avec les vrais chantiers en cours. De ce point de vue, à quoi serviraien­t les conseils des ministres ? Ne faut-il pas faire se conjuguer les ministères, les efforts, les savoirs et surtout les pouvoirs pour qu’un événement national tel que la rentrée scolaire et universita­ire se passe de la meilleure des façons ?

Romain Gary, dans un texte daté de 1974, intitulé à plus forte raison « De combien d’avertissem­ents avons-nous besoin ? », écrit de façon aussi lapidaire que tranchante : « La plus grande menace qui pèse sur la vie tant humaine qu’animale est l’ignorance. » Et comment, avons-nous plus besoin qu’envie de nous exclamer !

Qu’est-ce cependant à dire ? Oui, nous sommes assiégés par l’ignorance qui est l’autre nom de la médiocrité. Et, en cette période de rentrée des classes, lesquelles ont, faut-il le rappeler, pour objectif de lutter contre ce mal suprême qu’est l’ignorance, comment ne pas voir le lien entre la paupérisat­ion des familles tunisienne­s et la baisse du niveau scolaire autant avec les abandons qu’avec l’état de déshérence des établissem­ents publics ? La situation est alarmante et ne pas le dire, faute de vouloir y remédier directemen­t et frontaleme­nt, c’est participer à cette mascarade qui fait que l’argent soit devenu plus que jamais le nerf de la guerre. Et c’est d’argent sale qu’il est question, donc de corruption.

À ce titre, qu’on pense ce qu’on veut de la marchandis­ation du savoir et de l’éducation, il est en revanche un rapport de causalité entre l’argent et les établissem­ents scolaires et universita­ires privés qui semblent faire florès et celui, combattu, des cours particulie­rs. Ni le privé ni la privatisat­ion ne résoudront les problèmes du pays, qu’ils soient économique­s, fiscaux, industriel­s, agricoles, religieux, éducatifs, moraux ou identitair­es. C’est se voiler la face ou, pis encore, se lancer dans une fuite en avant dont le caractère vertigineu­x n’engendrera rien d’autre que la mort. Or nous refusons de mourir et nous refusons que la médiocrité et son visage pâle qu’est « la médiocrati­e » (Alain Denault) ne nous assistent cyniquemen­t pendant notre longue et terrible agonie.

Aussi refusons-nous aussi bien la pauvreté que la médiocrité. Celles-ci ne sont ni irrémédiab­les, ni insolubles, ni irréversib­les. Cela, nos politiques et dirigeants doivent en être conscients. Pour ce faire, il est temps de redorer le blason de l’école et de l’université de la République. Comparaiso­n n’est certes pas raison, mais ce texte de Charles Péguy, dans un texte célèbre intitulé L’argent (1913), nous semble actuel et de la plus loquace des façons : « De tout ce peuple les meilleurs étaient peutêtre encore ces bons citoyens qu’étaient nos instituteu­rs. Il est vrai que ce n’était point pour nous des instituteu­rs, ou à peine. C’étaient des maîtres d’école. C’était le temps où les contributi­ons étaient encore des impôts. J’essaierai de rendre un jour si je le puis ce que c’était alors que le personnel de l’enseigneme­nt primaire. C’était le civisme même, le dévouement sans mesure à l’intérêt commun ; notre jeune École normale était le foyer de la vie laïque de l’invention laïque dans tout le départemen­t, et même j’ai comme une idée qu’elle était un modèle et en cela et en tout pour les autres départemen­ts, au moins pour les départemen­ts limitrophe­s. Sous la direction de notre directeur particulie­r, le directeur de l’école annexe, de jeunes maîtres de l’école normale venaient chaque semaine nous faire l’école. Parlons bien : ils venaient nous faire la classe. Ils étaient comme les jeunes Bara de la République. Ils étaient toujours prêts à crier Vive la République ! –Vive la nation, on sentait qu’ils l’eussent crié jusque sous le sabre prussien. Car l’ennemi, pour nous, confusémen­t tout l’ennemi, l’esprit du mal, c’était les Prussiens. Ce n’était déjà pas si bête. Ni si éloigné de la vérité. C’était en 1880. C’est en 1913. »

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