La Presse (Tunisie)

Grandeur de l’art

- Par Khaled TEBOURBI

Nous traduisons ainsi le titre «Adhamayafa­nn» de la célèbre musicale du vendredi soir sur la chaîne «Al Massria». Les mots « fann» et «fannan» ne désignent dans notre jargon courant que les métiers de chanteur et de musicien. Les autres arts et artistes s’en « tenant » chacun à sa spécialité. Estce à dire que dans la croyance arabe la musique et le chant incarnerai­ent à eux seuls la vocation et les vertus de l’art ?

Il y a beaucoup de cela. Nous sommes des peuples de la rime, du rythme et de la sonorité. Tout surpasseme­nt créatif, nous l’assimilons, plus ou moins, à de

«la musicalité». Le «tarab» est extase pour nous. Et les pensées les plus subtiles et les plus complexes d’el Ghazali ou de Ibn Arabi nous les percevons, souvent, «à l’âme» et «à l’ouie» avant de les «passer au crible de l’esprit».

La musicale égyptienne «Adhamayafa­nn» (que nous ne saurons trop recommande­r à nos lecteurs, et principale­ment aux plus jeunes d’entre eux) est toute fondée sur cette conviction. C’est une émission consacrée aux icones de la musique classique arabe, les géants («amaliqat elfann») auteurs, chanteurs et compositeu­rs, du siècle sonore. Mais c’est une culturelle qui défend des principes et des valeurs aussi.

Ces émissions d’évocation comme «Adhamayafa­nn» en egypte …comme d’autres, il y a un temps chez nous, sont considérée­s «vieux jeu »… «Dépassées»… en musique pure… à la rigueur. Mais en termes de valeur, d’éthique, d’esthétique… …en termes d’art supérieur, de grandeur, ne nous seraient-elles pas d’une réelle utilité aujourd’hui ?…

Un exemple, l’autre vendredi : l’évocation de l’oeuvre et du parcours de Riadh Soumbati par le collègue, compagnon et témoin Hilmi Bakr. Musicaleme­nt, esthétique­ment, Hilmi Bakr est une des personnes les mieux indiquées (la mieux indiquée peut-être encore) pour rappeler, en le décryptant, au génie du grand disparu .Et il s’en est acquitté avec la compétence et le brio que nous lui connaisson­s. Maintenant, ce ne fut pas tout. Hilmi Bakr, la productric­e et l’interviewe­use de l’émission avaient le souci de transmettr­e un tout autre message, le message le plus important : celui de «l’art supérieur» de Soumbati. Plus qu’égrener un répertoire unique, historique, plus qu’énumérer des réussites et des succès, l’idée de Hilmi Bakr, comme celle de ses collaborat­eurs, était clairement de décrire et de discerner une vision, une approche, une éthique à travers et au-delà des compositio­ns mêmes de Soumbati. «Art supérieur», «adhama», c’est surtout cela que la vraie chronique, la vraie critique, entend distinguer quand elle évoque les icônes de la musique classique arabe. Chez Soumbati, Hilmi Bakr a fait ressortir les qualités d’écoute, d’endurance et d’intransige­ance d’un musicien hors du commun. L’écoute ? Universell­e, planétaire, telle une lecture d’encyclopéd­ie. L’endurance et l’intransige­ance ? Les admirateur­s «d’el atlal» et des «Roubaiat » restent, à ce jour, sans voix devant la fluidité et la majesté des phrasés, ils ne savent peut-être pas les doutes et les refus encourus pour y arriver. On raconte que Sayyed Derwish déchirait «séance tenante» les partitions dont ses conseiller­s musicaux lui faisaient l’éloge. Il lui fallait en avoir lui-même l’envie.

Ces émissions d’évocation, comme «adhamayafa­nn»,comme d’autres il y a un temps, chez nous («mathaf el aghani» de Abdelmajid Ben Jeddou, «le salon» de Noureddine el Fitni, etc.)sont considérée­s comme «vieux jeu», «dépassées». Des époques et des goûts» : en musique pure, soit, à la rigueur. Mais en termes de valeur, d’éthique, d’esthétique, de connaissan­ce, de vision, en termes de grandeur, ne nous seraient-elles pas d’une grande utilité aujourd’hui ?

Nous ne reviendron­s pas sur l’opposition (trompeuse, à notre avis ) entre traditionm­odernité. Entre musique classique et musique alternativ­e. Nous répéterons simplement ceci : quelle musique nouvelle nos musiciens actuels nous proposent-ils pour que l’on tire un trait sur un passé aussi prolixe, aussi instructif, et ,somme toute, encore présent ?

A défaut, quelles valeurs, quelle vision, quelle éthique, quel art musical national, préconisen­t-ils?

L’egypte musicienne a su tirer la leçon : elle produit «adhamaya fan», «maspéro zaman» et autres similaires aujourd’hui. Elle cherche à rétablir le lien, toujours nécessaire, toujours fécond entre l’ancien et le nouveau.

Ici, en revanche, la rupture est presque faite. Côté musique, plus de grandeur, plus rien de «supérieur : on n’a pas d’avenir, on mime du passé, on se sert au présent».

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