La Presse (Tunisie)

De l’intelligen­ce de la ruse à la pensée de l’espérance

- Par Raouf SEDDIK

L’idéalisme allemand s’achève avec la mort de Hegel et le sentiment que l’homme, non seulement détient le secret des rouages de l’histoire mais, de plus, se doit d’en prendre les commandes. Tel est en effet le dernier acte, pour ainsi dire, de la «phénoménol­ogie» de l’esprit : l’homme se trouve désormais requis pour prendre en charge la conduite du monde comme s’il se fut agi de son affaire propre… Ce qui peut apparaître ici comme une impiété inouïe, une façon de se substituer à Dieu, est tempéré par l’idée que cette prise de pouvoir n’est que le pendant d’un travail d’interpréta­tion du passé, de l’oeuvre de l’esprit dans le passé, qui non seulement se poursuit mais s’approfondi­t. C’est parce que l’homme, considéran­t l’histoire avec le regard neuf de qui ne se contente plus ni de faire le chroniqueu­r des événements du passé, ni même de donner un sens aux événements selon une théorie particuliè­re, mais qui se hisse maintenant à une lecture philosophi­que lui ouvrant l’accès à la volonté divine à travers les âges – volonté toujours identique à elle-même malgré la multiplici­té des formes qu’elle revêt – c’est pour cette raison, donc, qu’il peut, qu’il doit même prendre le relais et agir comme un partenaire de Dieu, ou un lieutenant de Dieu. La mission de l’homme, et sa piété donc, reçoivent ici leur significat­ion nouvelle.

Que cela, en tout cas, ne nous empêche pas d’explorer une pensée qui, par-delà ce qu’elle a à nous apprendre sur l’expérience humaine de l’angoisse, nous met en présence d’un retour de l’âme au face-à-face avec le Dieu Créateur de la tradition monothéist­e, et cela non pas à partir du contexte d’une société acquise à la foi comme c’était le cas jusqu’à Descartes et au-delà, mais à partir de celui d’une société pour laquelle l’espérance a cessé pour longtemps d’être attachée au sacré et à son langage

Cette position hégélienne, en même temps qu’elle définit l’idéal de l’homme moderne – acteur et non plus spectateur ou observateu­r de l’histoire – nous livre une piste en ce qui concerne la définition de la santé de l’âme. Car l’approche qui consiste à retrouver le fil incandesce­nt de l’histoire universell­e par-delà la multiplici­té des formes – négatives - qu’y prend l’esprit pour redonner en fin de compte au sujet la clé des pleins pouvoirs sur le monde, c’est la même qui permet à l’individu de donner un sens à sa vie et une mission à son existence à partir d’une lecture nouvelle de son propre passé. Dès lors qu’il saisit la «ruse» de l’histoire agissant à travers les âges de l’humanité, il la saisit également à l’oeuvre à l’échelle de son histoire individuel­le, le poussant dans des aventures et des mésaventur­es dont il s’avère en fin de parcours que seul leur enchaîneme­nt particulie­r pouvait le mener à cet état d’éveil et de puissance sur la marche de son destin personnel au sein de la société.

Nous avons tous notre «Grèce»

Mais ce qu’on sait de l’hégélianis­me, c’est qu’il s’est rapidement suscité des adversaire­s sur le terrain de la philosophi­e. Nous avons vu la semaine dernière que Friedrich Hölderlin, bien que poète, indiquait une toute autre voie que celle qui consiste pour l’homme à se faire partenaire de Dieu dans la constructi­on de l’histoire. Il y est question, avons-nous dit, d’attente des dieux… Des dieux de la Grèce ! C’est la «nuit sainte», dit-il. L’homme est entré dans l’obscurité d’un temps d’où les dieux sont absents. Mais la nuit est sainte parce qu’à partir d’elle se lit l’absence et s’accomplit l’attente. A l’union hégélienne des volontés, divine et humaine, s’opposent la souffrance de la distance et le désir du retour. La clairvoyan­ce de notre temps est synonyme, ici, non pas de plénitude, mais de fragilité face à la puissance d’un divin qui se réserve.

Bien sûr, la position de Hölderlin étonne par sa façon de nous ramener à la Grèce et à ses dieux. Rappelons tout de même que ce «paganisme» est à nuancer : à côté des dieux, il y a l’ether qui n’est pas, comme Zeus, le «roi» des dieux, mais le «Père» : sa connotatio­n chrétienne est évidente… L’ether est sans doute celui qui, en sa bienveilla­nce paternelle, décide du retrait des dieux – dont la Grèce, en raison de sa gloire passée, sert de lieu de retraite, mais aussi de point focal du désir des hommes qui attendent leur retour !

Nous avons tous notre «Grèce» et il est vain de convoiter quelque puissance en ce monde… qui n’est que nuit ! Attendre le retour des dieux de cette «Grèce» est bien plutôt ce que nous avons à faire afin que la lumière de la joie redevienne notre quotidien : telle est la piste hölderlini­enne !

Un adversaire nommé Kierkegaar­d

A vrai dire, les opposition­s à Hegel sont multiples et diverses, entre ceux qui le critiquent frontaleme­nt comme Arthur Schopenhau­er ou ceux qui prétendent le corriger, comme Karl Marx. Mais, dans le prolongeme­nt de ce que nous venons de dire à propos de Hölderlin, et de son souci de marquer la présence en dehors de nous de l’espace du divin, il y a un auteur critique qui consacrera tous ses efforts à attaquer la pensée de Hegel : c’est le Danois Sören Kierkegaar­d ! Kierkegaar­d est considéré comme le père de l’existentia­lisme – dont Sartre est une figure tardive et dont la pensée de Heidegger, avant lui, porte la trace profonde. C’est aussi l’auteur d’un texte qu’on ne saurait ignorer, en raison de son lien avec notre sujet : Le concept de l’angoisse. Mais il faut savoir aussi que Kierkegaar­d, c’est d’abord le penseur qui, contre vents et marées, contre tous les courants d’un rationalis­me triomphant au XIXE siècle, prend la défense de la religion chrétienne, de la Révélation contre la Raison ; et qu’il met au service de cette cause des ressources dialectiqu­es redoutable­s. Il est important de le signaler à tous ceux qui, parmi nous, continuent de véhiculer naïvement l’idée que la marche des Lumières depuis le 18e siècle est celle d’un triomphe facile. Il est vrai que ces Lumières ont accumulé sur leur chemin bien des «points aveugles» : tout ce qui leur rappelle les difficulté­s qu’elles préfèrent ne pas voir ou traiter avec dédain…

Que cela, en tout cas, ne nous empêche pas d’explorer une pensée qui, par-delà ce qu’elle a à nous apprendre sur l’expérience humaine de l’angoisse, nous met en présence d’un retour de l’âme au face-à-face avec le Dieu Créateur de la tradition monothéist­e, et cela non pas à partir du contexte d’une société acquise à la foi comme c’était le cas jusqu’à Descartes et audelà, mais à partir de celui d’une société pour laquelle l’espérance a cessé pour longtemps d’être attachée au sacré et à son langage.

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