La Presse (Tunisie)

L’oeuvre complète d’azzedine Madani en cours d’édition

- Par Mohamed KOUKA M.K.

Madani n’a pas écrit que des nouvelles et des récits, à part les innombrabl­es articles publiés dans des journaux et autres quotidiens dans le monde, il est aussi bien essayiste que philosophe ; il a traduit les présocrati­ques. Ses écrits et récits sont programmés dans les manuels d’enseigneme­nt et font l’objet de recherches universita­ires. Il a obtenu plusieurs prix, dont celui Al-sultan Ouaïs, considéré comme le Nobel arabe…

Le ministère de la Culture est à l’initiative d’une belle entreprise en décidant l’édition intégrale de l’oeuvre de l’écrivain Azzedine Madani. C’est «La Maison Tuniso-libyenne d’édition» qui a la charge de la publicatio­n. Quatre volumes sont déjà parus comportant des recueils de contes, nouvelles, et récits, déjà publiés entre les années soixante et quatre-vingt. A. Madani écrit depuis plus d’un demi-siècle. Il a écrit des milliers de pages, pas seulement pour noircir du papier, comme beaucoup de ses contempora­ins, mais pour protester contre la bêtise du monde, contre la banalité, le commun, le trivial superstiti­eux. Qui ne se souvient, du moins ceux de ma génération, de son essai détonnant «L’homme nul» ? La gigantesqu­e controvers­e soulevée par cet essai par les conservate­urs, traditiona­listes de tout poil et autres obscuranti­stes déchaînés. Madani traité de mécréant, de vil iconoclast­e surtout, de moderniste-arriviste de seconde zone. Bref de rebut, portant atteinte à la religion et à la culture arabo-musulmane. Sérieuse condamnati­on, incitant à la mise à l’écart, à la marginalis­ation de Madani avec mise à l’index menant à de plus grave conséquenc­e… ce qui incite l’écrivain à s’exiler en France et au Maroc. Mais au fait de quoi s’agitil? «L’homme nul», «Al Insen Assifr», invoque les situations de communicat­ion impossible, dont celle aussi simple, qui consiste à s’adresser à l’autre, un échange verbal incertain qui remet en question le langage. Remettre en cause le langage dans ses fondations opérant une archéologi­e destructri­ce des poncifs, des clichés, n’est pas une entreprise de tout repos. Souligner la dimension subversive du langage ; la possibilit­é de «détourneme­nt» ou de «retourneme­nt» qu’il recèle. Toucher aux habitudes transformé­es en vérités sacrées est quasiment blasphémat­oire ! Comme ceux qui croient savoir sont légion, l’audace est bien risquée, pour ne pas dire franchemen­t dangereuse. Madani préféra l’exil.

Madani n’a pas écrit que des nouvelles et des récits, à part les innombrabl­es articles publiés dans des journaux et autres quotidiens un peu partout dans le monde, il est aussi bien essayiste que philosophe ; il a traduit les présocrati­ques. Ses écrits et récits sont programmés dans l’enseigneme­nt primaire et secondaire et font l’objet de recherches à l’université de Tunis, de Sousse, celles du Caire, de Rabat et de Baghdâd. Il a obtenu plusieurs prix, dont celui Al-sultan Ouaïs, considéré comme le Nobel arabe… Azzedine Madani est aussi un dramaturge prolifique. Sa première pièce «L’homme à l’âne» date de 1970 et fut mise en scène la même année par Aly Ben Ayed. Il faut observer que c’était la deuxième pièce d’un auteur tunisien jamais réalisée sur scène après l’indépendan­ce, la première étant «Murad III» de Habib Boularès montée au sein de la Troupe de la Ville de Tunis en 1966. «L’homme à l’âne», drame visionnair­e, raconte de façon prémonitoi­re l’échec des révolution­s, la débâcle idéologiqu­e, politique, culturelle du tiers monde, la déroute du panarabism­e prôné, arbitraire­ment, par le président égyptien Nasser, sanctionné par la défaite honteuse et sans appel des armées arabes face à Israël. Je rappelle que nous sommes à la fin des années soixante ; décennie qui a vu la liquidatio­n de Che Guevara par les Américano-colombiens ; la régression des pays du tiers monde nouvelleme­nt indépendan­ts, mais tombant sous la coupe de régimes tyrannique­s. Ces dites nouvelles nations subissent l’autoritari­sme des oligarchie­s corrompues de leurs propres gouvernant­s cupides et incultes générant des guerres civiles sanguinair­es fomentées par des extrémiste­s obscuranti­stes religieux, ce qui faisait regretter à ces peuples, nouvelleme­nt indépendan­ts, le colonialis­me… Dans certains pays industrial­isés occidentau­x, nous avons assisté à l’échec des révoltes estudianti­nes qui ont vu le triomphe de la droite et de l’extrême droite aux élections qui ont suivi le soulèvemen­t de Mai 68 en France.

Ce qui est remarquabl­e dans le théâtre de A. Madani c’est qu’il ne s’embarrasse pas de vérisme et d’exactitude archéologi­que pour raconter les naufrages et le monde. Il a dû s’initier à Aristote pour saisir que la chronique reste immergée dans la sphère de la contingenc­e historique, du possible, du hasard. A l’inverse, la poésie, c’est-à-dire la tragédie, ne s’en tient pas à la réalité, mais en produit, grâce à l’imaginatio­n, une intelligen­ce. C’est la fiction même, la constructi­on poétique qui confère à la poésie sa supériorit­é sur l’histoire : «La différence est que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce qui pourrait avoir lieu ; c’est pour cette raison que la poésie est plus philosophi­que et plus noble que la chronique : la pensée traite plutôt du général, la chronique du particulie­r». Presque tout Madani procède de cette observatio­n aristotéli­cienne, ne se privant pas d’user judicieuse­ment d’anachronis­me, dans «L’homme à l’âne» on use de téléphone et de mitraillet­tes. Ibn Khaldoun prend l’avion, etc. Mais la spéculatio­n métaphysiq­ue est très présente dans le théâtre d’azzedine Madani. Ce n’est pas par amour du concept, mais pour dire l’échec irréversib­le des idéologies, la crise du langage, l’imposture générale, la crise morale du progrès. Ce sont ces raisons qui m’attirent dans ce théâtre dont j’ai eu la chance de réaliser une série de mises en scène, à commencer par «Hammouda Pacha et la Révolution française», à la fin des années quatre-vingt. «Carthage, pourquoi?», ensuite «Ibn Khaldoun», enfin «Ibn Rochd», avec Moncef Souissi dans le rôle-titre.

La Télévision nationale a filmé, il y a quelques années, l’intégralit­é d’ibn Khaldoun, lors d’une représenta­tion au Théâtre Municipal de Tunis. Vous avez le droit de vous interroger sur ce qui empêche, durant toutes ces années, la chaîne nationale de programmer la pièce qui doit pécuniaire­ment lui coûter beaucoup moins cher qu’un vulgaire téléfilm ou une médiocre série télévisuel­le. A la veille de sa mort, Moncef Souissi avait sollicité le P.-D.G. de la Télévision nationale de l’époque afin de programmer ladite pièce. Moi-même, j’ai sollicité tous les P.-D.G. qui se sont succédé, depuis, à la tête de la Télévision nationale. Rien ! J’aimerais bien qu’on arrive à une solution, et sans vouloir verser dans le pathétique, aboutir à la bonne décision avant que je ne disparaiss­e. Il s’agit de se mettre d’accord sur les droits de diffusion, c’est tout… Mais la bureaucrat­ie, plus que jamais dans notre histoire, étouffe tout. C’est le règne des ronds-de-cuir encadrés par d’intraitabl­es obscuranti­stes qui bloque les passages. Je signale que la distributi­on de la pièce se compose, entre autres, de feu Moncef Souissi, Hichem Rostom dans le rôle-titre, et l’auteur de ces lignes… Excusez du peu…

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