La Presse (Tunisie)

Qui est Rached Jaïdane ?

- O. B.

Les faits, Rached Jaidane les revit encore comme si c’était hier. D’autant plus que les signes des sévices sont tatoués sur son corps : traces de brûlures de cigarettes sur sa main gauche, oeil droit à moitié défoncé, ouïe perdue à près de 80%, fractures dentaires, névrose post-traumatiqu­e…

En 1993, Rached Jaïdane, enseignant à l’université en France et sympathisa­nt du mouvement islamiste, se rend en Tunisie pour assister au mariage de sa soeur. Le 29 juillet, une quinzaine d’agents de la Sûreté de l’etat débarquent à son domicile, à 2 heures du matin, sans mandat d’arrêt. Suivront dix-sept heures d’affilée d’actes de torture : passage à tabac, position du poulet rôti, décharges électrique­s à l’abdomen… Puis trente-huit jours de détention au secret et de tortures au ministère de l’intérieur sous la supervisio­n directe de hauts responsabl­es du régime sécuritair­e de l’ex-président Ben Ali, dont Rached Jaïdane détaille les noms et la fonction.

« Je n’aurais jamais cru qu’un régime était capable d’une telle férocité. Mourir était devenu un rêve impossible », témoigne l’ancien prisonnier politique.

Il est interrogé sur ses liens présumés avec un responsabl­e du parti Ennahdha vivant en exil en France. Sous un torrent de coups, il finit par signer des aveux dans lesquels il reconnaît notamment avoir fomenté un attentat contre le parti de Ben Ali. Après trois ans d’instructio­n judiciaire totalement partiale, Rached Jaïdane est condamné à 26 ans de prison à l’issue d’un procès de 45mn. Il sera libéré en 2006, après 13 ans de torture et mauvais traitement­s dans plusieurs prisons : isolement, privations multiples, coups, punitions à répétition.

Les tortionnai­res poursuivis pour un simple délit !

Après la révolution à laquelle Rached Jaïdane prend part dans l’euphorie et un puissant sentiment de libération, l’ancienne victime tente de rédiger un livre sur son histoire, mais n’arrive pas à faire aboutir ce projet. Il décide alors de réunir toutes les pièces de son dossier judiciaire et participe à plusieurs ateliers sur la justice transition­nelle et la torture organisés par des ONG des droits humains. Son espoir que l’etat post-14 janvier 2011 va enfin lui donner gain de cause est grand. Mais au cours du procès, une seule confrontat­ion est organisée avec Adel Belgacem, Alias Bokassa II. Celui qui lui assénait au moment où il le torturait : « Tu es un le pire des traîtres ! » nie les faits. Les hauts responsabl­es de l’époque, à savoir le ministre de l’intérieur, Abdallah Kallel, son directeur de la Sûreté nationale, Ali Seriati, et son directeur de la Sûreté de l’etat, Azzedine Jenayeh, ne sont pas appelés à la barre.

« Bokassa II n’était qu’un exécutant. Moi je voulais que le régime de Ben Ali en entier rende des comptes ainsi que ceux qui ont érigé la torture en machine à broyer les individus », regrette Rached Jaidane.

Selon l’ancien prisonnier politique, même si le médecin légiste a évalué son incapacité permanente partielle à 35%, le juge d’instructio­n n’a pas mené l’enquête de manière diligente, s’abstenant d’identifier tous les auteurs et témoins du crime, ni de se référer aux archives du ministère de l’intérieur. Mais ce qui révolte encore plus Rached Jaïdane consiste dans la décision du juge de renvoyer l’affaire devant la chambre correction­nelle du Tribunal de première instance de Tunis et non devant la chambre criminelle. Le crime de torture n’existant pas dans le Code pénal tunisien à l’époque des faits. Le juge d’instructio­n a choisi donc de poursuivre les tortionnai­res, qui repartent libres, pour simple délit !

« Un blanchimen­t du crime ! », réagit Rached Jaïdane, la face crispée de colère.

Des voies de recours inefficace­s, inéquitabl­es et vaines

Il explique et commente : « Dès la mise en place du gouverneme­nt de la Troïka en décembre 2011, les autorités optent pour la voie de la « réconcilia­tion », balayant d’un revers de la main le besoin des victimes d’une reddition de comptes avec la répression ». A la lumière de toutes les démarches entreprise­s par Rached Jaïdane pour obtenir justice, ce dernier demande au Comité des Nations unies contre la torture de constater qu’il a tenté d’utiliser les voies de recours internes mais qu’elles se sont révélées inefficace­s, inéquitabl­es, partiales et vaines. « Plus de vingt et un ans après la survenance des faits, la cause n’a toujours pas été examinée en vue de la poursuite et de la sanction des présumés auteurs. Au regard de la jurisprude­nce du Comité, un tel délai est manifestem­ent excessif », constate le Comité onusien contre la torture dans sa décision concernant l’affaire Jaidane publiée le 3 octobre 2017. Le Comité avait condamné la Tunisie le 14 septembre 2017 pour les sévices infligés à Rached Jaïdane, à la suite d’une plainte déposée par L’ONG chrétienne contre la torture et la peine de mort (ACAT) et TRIAL internatio­nal.

Une justice transition­nelle bloquée et une nouvelle Constituti­on évoquant la non-prescripti­on des crimes de torture mais encore inappliqué­e ont poussé le Comité à émettre son verdict.

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