La Presse (Tunisie)

A la recherche du bonheur perdu

- De notre envoyée spéciale Neila GHARBI

Après le succès de «Nhebek Hédi», Mohamed Ben Attia présente à la 33e édition du Fiff de Namur son deuxième opus «Weldi». Une quête de sens d’un homme dont le quotidien bascule après le départ de son fils pour le djihad. Malaise, amertume, rupture et nouveau départ. Les explicatio­ns avec le réalisateu­r qui se trouvait à Namur pour présenter son film. Comment estimez-vous l’accueil du public namurois après la projection de votre film ?

La salle était pleine. J’ai craint que le public ne vienne pas à la projection programmée à 21h00. Une grande partie du public est restée pour le débat. Pas de questions, juste des commentair­es. Je fais confiance aux spectateur­s et j’aime qu’ils cherchent et fouillent et ne trouvent pas tout de suite des réponses toutes faites.

Est-ce qu’il y a des moments qui sont restés flous et que les spectateur­s n’ont pas compris ?

Il y a des spectateur­s qui n’ont pas compris qu’il s’agit d’un rêve. Il fallait donc l’expliquer. Pour moi, c’est très clair. Les scènes où le personnage du père se trouve dans un village en ruine en Syrie portant les mêmes vêtements, puis la rupture de ton au niveau de la mise en scène. La première partie du film est composée de plans-séquences alors que les scènes du rêve sont découpées.

Vous êtes en ce moment dans le pays des frères Dardenne. Est-ce que cela vous fait plaisir qu’on vous dise que vos films empruntent à ces deux cinéastes leur démarche ?

Tout à fait. Pour moi, c’est une référence importante. Un bonheur.

Vous situez l’histoire de votre film à l’époque de la Troïka. En quoi la quête du père est-elle représenta­tive de la période en question ?

Mon cinéma est réaliste. Dans le quartier décrit dans le film et notamment la résidence, il y a six familles qui ont perdu leurs enfants. Le niveau social n’est pas particuliè­rement pauvre. La famille représenté­e appartient à une classe au-dessus de la moyenne. C’est des gens aimants et bienveilla­nts. Ils ont reçu une éducation qui les oriente vers un bonheur qui est balisé et forcément passé par des étapes de vie et essaie d’inculquer ces valeurs à leur enfant qui décide de rejeter cet idéal de vie.

A travers ce portrait de père meurtri par le départ inattendu de son fils, vous pointez donc du doigt le système familial et éducatif ?

Le paradoxe est qu’on a peur de finir seul ; en même temps, on ne s’en sort pas en couple. C’est très difficile de tenir toute une vie marié avec des enfants. Avant, cela représenta­it un phantasme de toute une vie idéalisée à travers une famille unie avec des enfants. Des principes de vie qu’on pense beaux et cela permet à quelqu’un de se réaliser. Or, parfois, ce modèle de vie ne suffit pas. Le film parle aussi beaucoup de la notion du travail, de la retraite qui est un moment qui peut être très violent dans la vie d’un homme, en l’occurrence celui du personnage du film dont le départ à la retraite est un déclic. Il se pose des questions, se raccroche à son fils et s’occupe de lui. En fait, il se définit à travers son fils. Une fois que le travail et le fils disparaiss­ent, sa vie est chamboulée. Tous les questionne­ments lui reviennent en tête et il commence à chercher une autre dimension qui consiste à donner un sens à sa vie. Malgré son âge, il acquiert une maturité et une lucidité sur sa propre vie. C’est beaucoup plus un film sur un homme qui se cherche que sur un père parti en Syrie chercher son fils.

Est-ce aussi une quête du bonheur perdu ?

Le bonheur existe-t-il ? L’a-t-il trouvé à travers sa paternité ? A travers son travail qui lui a pris 40 ans de sa vie, à travers son mariage. En Tunisie, les couples de jeunes mariés ont beaucoup plus de mal à vivre ensemble qu’avant. Autrefois, les couples étaient plus réconcilié­s avec leur époque, plus patients et attendaien­t que les choses arrivent d’elles-mêmes. Là, on est dans une énergie pas toujours positive. Le rejet se fait dès la première déception et on a une soif de vie et les gens ne cessent de répéter qu’on n’a qu’une seule vie. On est pressé et la Révolution a donné une certaine effervesce­nce, une impatience qui nous empêche de prendre du recul et de voir exactement vers quoi on veut aller.

C’est en fin de compte l’histoire d’un échec…

Exactement.

Dans «Nhebek Hédi», la mère était envahissan­te et dominatric­e alors que dans «Weldi», c’est le père qui l’est.

J’adore parler des hommes de plus en plus. Je commence à en avoir marre des films sur les femmes. Je ne sais pas si c’est ma solidarité masculine. En tout cas, j’ai de plus en plus de tendresse envers les hommes. Cela m’intéresse de fouiller dans la fragilité et la lâcheté masculines.

Vous abordez aussi la question de la violence de manière implicite.

Il était inutile de montrer la violence de la guerre parce que ce n’est pas le propos du film. C’est horrible ce qui se passe et je n’avais pas envie d’en remettre une couche. Quand on arrive à un certain âge et qu’on est dans une espèce de flou et on ne sait plus comment faire, je trouve que c’est très violent et difficile de l’exprimer en image. Sami, le fils dans le rejet est disposé à inventer une dépression pour pouvoir mettre une étiquette sur son mal-être.

Et les sentiments dans tout cela ?

Le couple est vieux et a eu un enfant unique tardivemen­t. Une sorte de projet que ce couple a conçu pour combler un vide. La femme, qui a ramé durant toute sa vie est fatiguée. Elle est pleine de contradict­ions. Dans ce couple, il y a quelque chose qui est rompu après le départ de leur fils. Il n’arrive pas à rebondir face à ce deuil. Le paradoxe de vivre à deux et de finir seul.

Le travail est-il la seule issue pour continuer à vivre ?

Le travail est un refuge. On peut donner tout son temps et son attention dans un travail pour échapper à nous-mêmes.

Le traitement est essentiell­ement didactique et documentai­re. Il est plus accentué dans «Weldi» que dans «Nhebek Hédi»…

Je ne me rends pas compte. Ce qui me préoccupe est la justesse dans le jeu des acteurs, le décor. Je ne voulais pas d’artifice et de flamboyanc­e qui ne reflètent pas la justesse d’une famille comme celle de «Weldi». Je veux rendre justice à toutes familles dont les enfants sont partis au djihad sans clichés. Les jeunes manquent d’un modèle et c’est rallier sur une seule vision qu’on appelle le bonheur. Tout tourne autour de l’argent. En Tunisie, il nous manque des modèles dans l’art, le sport, etc. qui soit différent du modèle financier basé sur l’argent.

On peut dire que le film se situe entre le rêve et la réalité…

Ce n’est pas juste un rêve, mais le personnage du père, qui, à travers toutes les rencontres, arrive à un moment du film à rejaillir à travers une double révélation : la première où il voit son fils sur une vidéo qui lui dit qu’il ne va pas revenir et la seconde, le concerne. Il croit voir son fils rejeter le modèle de vie que lui-même a choisi et l’ironie du sort et qu’après quelque temps, le fils a refait la même chose que son père. Le cycle continue. On peut penser différemme­nt, mais on se retrouve coincé dans le même modèle.

Le film est épuré et simple. Est-ce que vous avez disposé de moyens financiers conséquent­s ?

On a eu un budget confortabl­e beaucoup plus que pour «Nhebek Hédi». En écrivant le scénario, j’ai les images en tête. Je n’aime pas les idées reçues, les dogmes. Je reste ouvert, mais je finis par réaliser ce qui me plaît.

Votre prochain film ?

Actuelleme­nt, je suis au stade de l’écriture. Je ne pense pas à la faisabilit­é du film-même si cela va être dur. Le bonheur est d’être attaché très fort à une envie. J’ai beaucoup de chance.

Votre productric­e Dorra Bouchoucha continuera-t-elle à vous soutenir ?

C’est sûr et certain. C’est le plaisir de partager et de faire des films qui nous unit. Avant de commencer à écrire le scénario, je lui en ai parlé. Je ne peux pas imaginer un autre producteur pour partager ce plaisir.

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