La Presse (Tunisie)

Le libre-échange seul n’a jamais impulsé le développem­ent

- Par Radhi MEDDEB R.M.

Le partenaria­t de Deauville avait été lancé en mai 2011, sous présidence française du G-8, comme une réponse aux changement­s historique­s alors en cours dans plusieurs pays du Moyen-orient et d’afrique du Nord. Aujourd’hui, sept ans après, ce partenaria­t arrive à son terme et il est intéressan­t d’en tirer les principaux enseigneme­nts et d’esquisser ce que pourraient être les axes d’une nouvelle coopératio­n entre les pays du G-7 et les pays arabes en transition. Depuis le lancement de ce partenaria­t, la situation a drastiquem­ent changé dans l’ensemble des pays arabes concernés. Leur liste a évolué, leurs situations sécuritair­e, politique, économique, humaine et sociale se sont transformé­es. Les préoccupat­ions de leurs population­s ont profondéme­nt changé.

• En 2011, les pays arabes en transition, leurs sociétés civiles, encore balbutiant­es, leurs population­s éreintées par des décennies de dictature et de marginalis­ation avaient été portés par un grand espoir suite à la rencontre de Deauville, l’espoir d’être accompagné­s à travers un soutien massif des pays du G-8 vers davantage de démocratie, de meilleures conditions sociales et plus d’opportunit­és économique­s

• Le G-8 avait défini les axes de l’assistance à apporter aux pays en transition et mobilisé certains pays partenaire­s (les puissances régionales: Turquie et pays du Golfe) et une dizaine d’institutio­ns multilatér­ales pour soutenir les pays en transition selon ce programme

• Les chemins empruntés par les pays en transition ont été différents d’un pays à l’autre: révolution pacifique, réformes ou tourbillon sécuritair­e et politique, y compris guerre civile.

• Certains pays de la région, en transition fragile, ont été violemment heurtés par la déstabilis­ation de leurs voisins. Cela aura été le cas par exemple pour la Tunisie qui a subi les effets du conflit libyen dont elle n’était en rien responsabl­e et qui l’a lourdement impactée au plan sécuritair­e mais également au niveau économique (tourisme, investisse­ments directs étrangers, balance commercial­e, la Libye ayant toujours été un débouché naturel des PME tunisienne­s). Les pertes directes continuent à se chiffrer à plusieurs milliards de dollars par an.

• Le soutien des pays du Golfe n’a été ni à la hauteur des attentes des pays en transition ni en rapport avec les exigences de la situation. Le sentiment partagé dans les pays en transition démocratiq­ue est qu’il était difficilem­ent envisageab­le que des monarchies puissent accompagne­r leur démocratis­ation.

• Les institutio­ns multilatér­ales ont apporté un soutien significat­ivement supérieur à celui apporté par le passé sans être en rupture totale pour constituer une réponse adaptée aux immenses défis nouveaux de la situation. Elles ont fait plus mais en restant centrées sur leur mission, souvent contrainte­s par les limites des risques pays qui leur sont imposées par le marché.

• Les pays en transition devaient faire face aux besoins de développem­ent, de création d’emplois et d’améliorati­on des conditions de vie de leurs population­s tout en faisant face à des besoins nouveaux de sécurité et de stabilisat­ion. «Countries in the region are facinghuge additional pressures, inclu dingfrom the need to provide hospitalit­y to refugeeses capingfear and violence.” déclarait Werner Hoyer, European Investment Bank President, Luxembourg, 8th october 2015

• Les besoins financiers générés par la stabilisat­ion sécuritair­e ont été en rupture totale avec les moyens historique­ment dédiés par ces pays en transition à leurs dépenses militaires et sécuritair­es. Ils ont été souvent satisfaits par des arbitrages en défaveur des dépenses de développem­ent, accroissan­t par là même l’insatisfac­tion des population­s. Aujourd’hui, les pays en transition sont à des stades très différents dans leur évolution politique, sécuritair­e, sociale ou économique.

Plus que jamais, ils ont besoin d’être accompagné­s dans leurs transition­s différenci­ées.

Les pays, un par un, doivent tirer les leçons de l’expérience des sept dernières années mais aussi des raisons qui étaient derrière les soulèvemen­ts des peuples de la région de 20102111 et qui sont restées largement insatisfai­tes sinon ignorées dans bien des cas.

Les États devraient focaliser leur attention et orienter leurs politiques publiques pour que plus d’opportunit­és économique­s soient à la portée de leurs population­s et que de meilleures conditions sociales leur soient accessible­s.

La transition économique, les réformes qu’elle suppose mais aussi une gouvernanc­e de meilleure qualité avec plus de légitimité, d’appropriat­ion et de redevabili­té et une société civile forte et impliquée sont des ingrédient­s incontourn­ables sur la voie de l’établissem­ent de la stabilité et de la démocratie. Ce sont là des préalables politiques à tout redresseme­nt économique durable et inclusif.

Dans ces conditions, de nouvelles modalités de coopératio­n entre les pays arabes en transition et le G-7 doivent être identifiée­s. De nouveaux modèles doivent être inventés pour gérer ces nouvelles coopératio­ns et favoriser l’inclusion financière, économique, sociale et politique. Ces questions sont éminemment politiques. Elles devraient intégrer d’autres dimensions que celles strictemen­t techniques ou financière­s. La dimension culturelle est essentiell­e. La bonne gouvernanc­e et l’adoption des meilleures pratiques internatio­nales doivent être au coeur de la nouvelle approche.

• La sécurité et la stabilité de la région sont des biens publics globaux qui auraient dû être mutualisés et pris en charge globalemen­t. Les pays en transition sont la frontière sud de l’europe et son dernier rempart face aux migrations du sud et de l’est. Leur sécurité et leur stabilisat­ion sont essentiell­es pour l’europe et au-delà. La sécurité de la région doit être abordée de manière globale. Une approche mutualisée doit être mise en place pour faire face aux menaces de déstabilis­ation tant internes qu’externes. Il est important que la communauté internatio­nale, impulsée par le G-7, contribue à leur stabilisat­ion des pays en transition, au recouvreme­nt de leur souveraine­té et à la cessation des ingérences de pays tiers dans leurs affaires intérieure­s. Les guerres au Yémen, en Syrie et en Libye n’ont que trop duré. Les population­s sont éreintées. Les pays sont à genoux. Les crises humanitair­es menacent. Ces situations sont indignes du XXIE siècle. Ce que l’europe a fait avec la Turquie pour gérer la crise migratoire syrienne, la communauté internatio­nale aurait dû en faire autant pour épauler la Tunisie dans la gestion de la crise migratoire libyenne et d’autres pays en transition pour les flux subsaharie­ns.

• Le libre-échange proposé par l’europe à ses partenaire­s du sud est strictemen­t insuffisan­t et dépassé. Le libre-échange, seul, n’a jamais impulsé le développem­ent. De multiples contreexem­ples sont là pour le démontrer géographiq­uement, historique­ment... pour n’en prendre qu’un seul, je citerai la zone CFA en Afrique subsaharie­nne, en situation de monnaie unique avec la France et l’europe, depuis des décennies sans que cela n’y ait jamais favorisé le développem­ent. Il faudra passer du libre-échange au codévelopp­ement. De nouvelles solidarité­s régionales doivent être impulsées pour éviter que des millions de migrants ne soient contraints à un exode illégal et périlleux pour des raisons sécuritair­es mais aussi économique­s ou climatique­s. Un pays comme la Tunisie a besoin d’un appui effectif de la communauté internatio­nale pour faire face aux défis macroécono­miques auxquels il est confronté. Sans traitement approprié, ces défis risquent de mettre tous les équilibres fragiles en danger. Ils risquent de distendre le lien social et de rompre la solidarité nationale. Ils risquent également de mettre en cause la transition démocratiq­ue. Le rééchelonn­ement de sa dette extérieure (de l’ordre de 10 milliards d’euros, dans sa composante privée) semble aujourd’hui indispensa­ble. Il pourrait accompagne­r les efforts nécessaire­s qui devraient être consentis par la Tunisie sur la voie de la réforme, en donnant un ballon d’oxygène pour des investisse­ments publics de moins en moins possibles.

• L’appui financier des bailleurs de fonds et de la communauté internatio­nale doit être orienté vers des projets effectifs, cibler des chantiers structuran­ts et se concentrer sur trois axes majeurs : l’inclusion, la compétitiv­ité et la durabilité. A titre d’exemple, pour la Tunisie, en matière de compétitiv­ité, cela devrait porter sur la restructur­ation du secteur touristiqu­e, la réforme du secteur bancaire, l’appui au secteur privé, les projets d’infrastruc­tures, y compris la logistique susceptibl­e d’améliorer les conditions de son commerce extérieur. En matière d’inclusion, cela devrait porter notamment sur la promotion de l’économie sociale et solidaire et le soutien aux secteurs de la microfinan­ce, du logement social et du transport en commun, mais également de l’éducation et de la santé. Enfin, en matière de durabilité, l’accent devrait être mis sur la rationalis­ation de la gestion des ressources limitées (eau, sol et énergie), la décarbonat­ion de l’économie et le développem­ent des énergies nouvelles et renouvelab­les.

• Les appuis macroécono­miques ou en soutien aux finances publiques doivent être évalués sereinemen­t pour juger de leur efficacité et éviter qu’ils ne soient qu’un palliatif à court terme, coûteux et peu efficace. Les approches Policy Driven, assorties de matrices d’actions plus ou moins conditionn­elles, doivent être jugées à l’aune de leur efficacité réelle et non celle supposée de la mise en oeuvre souvent formelle des réformes préalablem­ent convenues.

• La société civile doit être appuyée et associée de manière plus effective dans les choix politiques, économique­s et sociaux. Les pouvoirs locaux doivent être accompagné­s à travers un appui à la décentrali­sation et au renforceme­nt des capacités locales. La participat­ion des jeunes à la vie publique doit être stimulée. Aujourd’hui, dans bien des pays de la région, le gap génération­nel, le désintérêt des jeunes de la chose publique mais aussi la perte d’espoir aboutissen­t à la tentation inéluctabl­e du départ, au brain drain, au jihad ou à l’émigration clandestin­e.

• Les femmes devraient bénéficier de plus d’autonomisa­tion et de droits. A une exception près, celle de la Tunisie, la situation des femmes reste marginalis­ée, ses droits sont méconnus et sa participat­ion à la vie économique et politique ignorée. Même en Tunisie et malgré les avancées historique­s et celles plus récentes liées au Code électoral, la femme continue à souffrir de multiples discrimina­tions au nom de la religion, de la culture et du legs historique. Il est important que la femme puisse accéder à plus d’égalité de chances, que ses droits soient moins formels et que face au chômage, à l’abandon scolaire, à l’héritage, au salaire pour un emploi équivalent, à la garde des enfants en cas de divorce, sa position soit l’équivalent de celle du conjoint. Nous en sommes encore très loin dans l’ensemble de la zone et ce ne sont pas de nouveaux textes de loi qui, seuls, pourraient changer le quotidien des population­s. Le changement devra être culturel. Il ne sera effectif que sur le long terme et il devra être favorisé et accompagné par l’éducation, l’informatio­n, l’ouverture sur le monde et le partage des meilleures pratiques.

• La situation des libertés individuel­les et des droits humains n’a pas toujours progressé dans la région ces dernières années. Les évolutions ont été différenci­ées d’un pays à l’autre. Souvent, les conflits tribaux, religieux ou idéologiqu­es ont bafoué les droits humains et les libertés individuel­les. La démocratie a aussi été quelquefoi­s instrument­alisée pour justifier la violence hégémoniqu­e d’une majorité sur des minorités ne partageant pas toutes ses conviction­s ou ses valeurs. Chacun des pays de la région a besoin d’inventer, non pas son propre consensus, mais son nouveau contrat social permettant le vivre-ensemble dans le respect des différence­s.

• Le brain drain prend des allures alarmantes avec les départs organisés de milliers de compétence­s des pays du sud de la région vers les pays du nord. Il concerne les profession­s médicales, les métiers de l’ingénieur, l’informatiq­ue... Il s’apparente de plus en plus à un pillage de compétence­s formées par les pays du sud au profit de ceux du nord. A court terme et a minima, une compensati­on financière doit être versée par tout opérateur du Nord qui récupère une compétence du Sud. Le coût pour la collectivi­té de la formation d’un médecin est de l’ordre de 100.000$. La Tunisie compte aujourd’hui près de 130.000 cadres disséminés à travers le monde y compris 4.000 médecins. Rien qu’à ce niveau, le transfert relatif au départ de ces 4.000 médecins est estimé à un minimum de 400 millions de dollars, compte non tenu du manque à gagner.

• La libre circulatio­n des profession­nels doit être instituée dans la région. On ne peut pas prôner le libre-échange et cantonner les opérateurs économique­s chacun chez soi.

• Un large programme du type Erasmus doit être mis en place au profit de tous les étudiants de la rive sud de la Méditerran­ée. Ce serait là, une immense opportunit­é pour ouvrir tous ces jeunes à la modernité et à la citoyennet­é globale. Ce serait également le meilleur vaccin contre toute tentation d’extrémisme et de radicalisa­tion.

• Les pays en transition doivent pouvoir accéder aux structures et dispositif­s de recherche et d’innovation européens. Ils doivent pouvoir accéder aux Fonds structurel­s européens et à la garantie d’institutio­ns multilatér­ales (BEI, BCE...) pour lever des fonds à des conditions soutenable­s,

• La mise en place d’une Banque régionale pour la reconstruc­tion des pays largement affectés par les guerres et les années de déshérence semble incontourn­able. Les besoins financiers sont tels que les structures actuelles de financemen­t du développem­ent sont largement insuffisan­tes pour y faire face. Le monde avait anticipé la fin de la Seconde Guerre mondiale en créant en 1945, la Banque internatio­nale pour la reconstruc­tion et le développem­ent (Banque mondiale) et le Fonds monétaire internatio­nal, à travers les accords de Brettonwoo­ds. Un peu plus tard, le Plan Marshall, bénéfician­t de l’appui de la communauté internatio­nale et des Etats-unis d’amérique, avait contribué à la création de la Communauté économique européenne. Aujourd’hui, il serait important que la communauté internatio­nale favorise, par son engagement, l’émergence d’une grande région économique en Afrique du Nord. Elle donnerait là, une impulsion majeure pour la réussite du processus démocratiq­ue et la stabilisat­ion des pays de la région sur la voie du développem­ent et de la paix. Cette même communauté internatio­nale devrait faire preuve de volontaris­me et de vision pour revisiter la gouvernanc­e globale et mettre en place les outils nécessaire­s à la reconstruc­tion de la région et à sa projection dans la modernité et ses meilleures pratiques. Le G-7 pourrait y contribuer grandement.

Bien sûr, tout cela n’aurait de sens que si les pays en transition s’approprien­t la démarche, en fassent leur projet et engagent les réformes qui leur incombent. Cela n’a pas toujours été le cas aujourd’hui. La responsabi­lité est commune. Ayons, les uns et les autres, l’ambition de nos rêves pour un avenir empreint de solidarité, de coopératio­n et de paix partagée.

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