La Presse (Tunisie)

Gammoudi demeure une légende vivante !

- Kamel GHATTAS

Les adversaire­s de Gammoudi savaient que lorsqu’il tournait légèrement la tête pour faire le point de la situation, il avait décidé de partir. Son accélérati­on est déroutante et sa pointe de vitesse déclenchée au moment où il le fallait était irrésistib­le.

Derrière, on se battait déjà pour la deuxième place.

Les 17 et 19 octobre 2018, le sport tunisien fêtera la première médaille d’or olympique enlevée par un de ses représenta­nts dans une compétitio­n internatio­nale majeure. Ces cinquante ans passés ont certes ramené d’autres titres olympiques et mondiaux, mais la référence demeurera à jamais Mohamed Gammoudi.

La raison se résume en quelques mots : Mohamed Gammoudi avait tout du profil que les légendes grecques et romaines collaient au dieu vivant qu’était pour eux le champion : une modestie et une correction exemplaire, un comporteme­nt irréprocha­ble en dehors des pistes et en compétitio­n avec un sourire ineffable, désarmant et charmeur. Cette bonté et cette volonté de fer donnent à l’homme de compétitio­n qu’il est un magnétisme incroyable. Ses adversaire­s savaient que lorsqu’il tournait légèrement la tête pour faire le point de la situation, il avait décidé de partir. Son accélérati­on est déroutante et sa pointe de vitesse déclenchée au moment où il le fallait était irrésistib­le. Derrière, on se battait déjà pour la deuxième place.

Tout a commencé en 1961, lorsque, militaire de carrière, Gammoudi s‘est révélé en remportant le cross de l’armée. Et c’est l’armée qui le prendra en charge pour en faire un élément d’élite. La confirmati­on de ce talent vint à l’occasion des Jeux méditerran­éens de 1963 de Naples où il remporta les 5.000 et 10.000 mètres.

Aux Jeux olympiques d’été de 1964 tenus à Tokyo, le favori était le recordman en titre, l’australien Ron Clarke, qui imposa un rythme rapide durant toute la course. Lors du dernier tour, Clarke est parvenu à décrocher tous ses rivaux à l’exception de Gammoudi et de l’américain Billy Mills. Durant la toute dernière partie de la course, Clarke et Gammoudi se succédaien­t en tête. Sur les 50 derniers mètres, Gammoudi mena la course avant d’être finalement dépassé par Mills qui remporta la médaille d’or. Gammoudi enleva pour l’athlétisme la première médaille d’argent olympique. Rappelons pour l’histoire que le boxeur Habib Galhia remporta, pour sa part, une médaille de bronze dans la catégorie super-légers (moins de 63,5 kg)

Aux Jeux olympiques d’été de 1968 organisés à Mexico, les performanc­es en athlétisme ont été influencée­s par l’altitude élevée de la ville de Mexico (2.300m), notamment les épreuves d’endurance car l’air contient 30 % d’oxygène de moins qu’au niveau de la mer.

Dans la finale du 10.000 m, Gammoudi est en tête durant la majorité de la course. Lors du dernier tour, la tête se réduit à trois coureurs : Gammoudi, le Naftali Temu et l’éthiopien Mamo Wolde. Ce dernier sprinte durant les derniers mètres et dépasse Gammoudi, lui laissant finalement la médaille de bronze.

Deux jours plus tard, Gammoudi se qualifie pour la finale du 5.000 m. Trois coureurs se retrouvent en tête durant le dernier tour : Gammoudi devance Temu et un autre Kényan, Kip Keino. Le rythme est très rapide, et malgré la charge des deux Kényans, Gammoudi remporta finalement la première médaille d’or du sport tunisien en 14 min 5 s.

«La Presse» en titre : le train a attendu l’arrivée de Gammoudi

«L’atmosphère était très tendue dans la soirée de jeudi à Tunis, sa banlieue, et à l’intérieur du pays. Tous les admirateur­s de Gammoudi avaient vécu sur les nerfs, des moments d’intense suspens en attendant impatiemme­nt devant leurs récepteurs de télévision le reportage en Mondiovisi­on du mémorable 5.000 mètres. Tout le monde avait confiance en Gammoudi. Pourtant l’inquiétude subsistait. Ah les impondérab­les, l’altitude, la moindre défaillanc­e… C’est ainsi que peu après minuit, alors qu’on suivait les efforts de Gammoudi au cours de cette bataille de géants, les passagers d’un train de la banlieue sud, alertés, se ruèrent en force dans un café situé en face de la gare de Radès, abandonnan­t le train aux machiniste­s, afin d’assister à l’arrivée historique de notre champion. Aussitôt le reportage terminé, ils regagnèren­t en délire leur train. Quant aux machiniste­s qui avaient attendu, ils ont eu quand même la satisfacti­on d’apprendre l’heureuse nouvelle de leur cabine».

Incroyable intelligen­ce

J’avais eu l’occasion d’accompagne­r Mohamed Gammoudi en ex-tchécoslov­aquie. Il devait participer à deux compétitio­ns. Un cross à travers la ville de Prague et une course de 10.000 m, trois jours après, dans une ville de banlieue, Pilsen. La délégation tunisienne, à l’arrivée à l’aéroport de Prague, n’a pas trouvé ses bagages. Et Mohamed Gammoudi, qui était aussi pointilleu­x que prudent, refusa de chausser une nouvelle paire de pointes. Il craignait bien sûr une blessure qui pouvait survenir et l’empêcher de s’entraîner, ce qui remettra en cause tout son programme de préparatio­n. M. Abdejelil Mehiri, ambassadeu­r de Tunisie en Tchécoslov­aquie, et les organisate­urs de la compétitio­n avaient beau lui proposer des chaussures dernier cri. Il tenait à «ses» chaussures. De guerre lasse, on a fini par comprendre que Gammoudi, à moins qu’il ne reçoive ses bagages, ne prendre pas part au cross du Rude Pravo qui allait se dérouler à travers la ville de Prague.

Et voilà que dans le hall de l’hôtel, Gammoudi me fit signe. Il avait vu des chaussures qui ressemblai­ent à celles qu’il avait amenées spécialeme­nt pour cette compétitio­n sur macadam. Un participan­t japonais en portait. Aussitôt alertés, les organisate­urs demandèren­t à l’hôte japonais s’il avait une autre paire à prêter à Gammoudi. L’athlète se fendit en un large sourire, se déchaussa immédiatem­ent en plein hall, et alla offrir ses chaussures à Gammoudi. Il les récupéra après avoir demandé à notre champion d’y apposer son autographe. Il se retira avec force courbettes, tout heureux d’avoir été utile à celui dont tout le monde parlait.

Le 5.000 à la place du 10.000

Arrivé à Pilsen, au stade prévu pour courir le 10.000 m, Gammoudi vint me demander de le changer sur 5.000 m en lieu et place du 10.000. Le programme était déjà prêt et cela tenait de l’impossible. Mais les organisate­urs ne pouvaient rien refuser à Gammoudi. Il prit le départ sur une piste détrempée (il n’y avait pas encore de tartan). Accompagné par une foule en délire, debout, scandant son nom, il termina avec un tour d’avance.

Avant d’entrer aux vestiaires, il vint me dire avec un sourire éclatant «Savez-vous que j’ai couru un 10.000 m ? Avec la piste lourde et détrempée, l’effort est le même ? C’est pour cela que je vous ai demandé de me faire changer d’épreuve. Vous avez bien vu que les spécialist­es du 5.000 ont tous calé.» Voilà quelques anecdotes vécues aux côtés de cet homme, ce sportif exceptionn­el qui avait marqué son époque et qui continue à représente­r le parfait profil d’un sportif tel qu’on voudrait en avoir dans notre pays. Un exemple et surtout une personne profondéme­nt humaniste, bonne et droite.

Une image mal exploitée

L’image de cet athlète d’élite n’a pas été correcteme­nt, disons suffisamme­nt exploitée, pour la promotion de l’athlétisme national. Ni le ministère des Sports ni sa fédération n’ont su tirer profit de la formidable aura de ce champion qui est respecté partout où il va dans le monde. Il est vrai que ceux qui le côtoyaient éprouvaien­t un certain nombre de complexes, dont ils ne pouvaient se libérer.

Mohamed Gammoudi a eu ces derniers temps quelques petits problèmes de santé. Il s’en est remis, à la joie de sa petite famille et de ses amis en Tunisie et de par le monde.

Nous lui souhaitons longue vie !

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Mohamed Gammoudi : un héritage sportif inestimabl­e
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