La Presse (Tunisie)

«Le fardeau porté ensemble est une plume»*

- Propos recueillis par Alya HAMZA

Ambassadeu­r des déserts : le titre fait rêver. On voit défiler dunes et mirages, hommes bleus, ermites, poètes et aèdes. On entend le chant des chameliers, la fameuse aouda qui rythmait les pas des caravanes et fut à l’origine de toute musique. Cherif Rahmani n’efface pas ces rêves, il les assume, mais nous remet les pieds sur terre : le désert n’est pas que poésie. Il est également équilibre écologique, souvent menacé, il est lieu de rencontres ou d’affronteme­nt, il est… Mais laissons-le raconter ses déserts, lui qui, après avoir été gouverneur d’alger, ministre de l’industrie, des Collectivi­tés, du Tourisme, et ministre de l’environnem­ent dans son pays, a décidé de se consacrer aux déserts du monde. Vaste programme, rêve encore ?

Ambassadeu­r du désert ? Cela semble un titre poétique pour un homme dont la carrière fut politique.

Je suis né sur les limes du désert, d’une famille de gens venus des profondeur­s du sud. La transhuman­ce favorise l’imaginaire. Aujourd’hui, l’action conjuguée de l’homme et du changement climatique provoque une érosion des savoir-faire ancestraux: culturel, cultural, agricole, mémoriel. Le désert symbolique rétrécit comme peau de chagrin et menace les population­s qui y vivent. Les peuples autochtone­s vivent la disparitio­n de leurs langues, de leurs dialectes, ce qui provoque un appauvriss­ement du patrimoine de l’humanité. Le désert est souvent un lieu d’exploitati­on effrénée par un certain nombre d’acteurs qui n’accordent pas toujours le respect nécessaire à ces espaces Cherif Rahmani est docteur en aménagemen­t du territoire. Il a été plusieurs fois ministre dans son pays, l’algérie : Jeunesse et Sports, Equipement, Aménagemen­t du territoire, Tourisme, Environnem­ent. Il a également été gouverneur d’alger. En 2002, il crée la Fondation des déserts du monde et est nommé la même année porte-parole de l’année Iinternati­onale des Nations unies pour les déserts et la lutte contre la désertific­ation. Il a coordonné les négociatio­ns des ministres africains sur le climat à la COP 15, à Copenhague, à la COP 16 à Cancun, à la COP 17 à Durban. Plusieurs fois distingué pour son combat pour l’environnem­ent et contre l’avancée du désert, Chérif Rahmani a écrit plusieurs ouvrages sur l’algérie

Il fait partie des 25 sages réunis par Jean Pierre Raffarin pour le comité de la fondation Leaders pour la Paix et aux valeurs qu’ils recèlent. Cette forme d’exploitati­on blesse, dégrade souvent durablemen­t ces déserts. Je parle là de tous les déserts : celui de Gobbi en Asie, de Takaba en Amérique, du Sahara en Afrique, mais aussi de petits déserts en Europe.

Vous parlez du désert, mais aussi des déserts, réels ou symbolique­s. Quels sont-ils ?

Il y a plusieurs déserts : celui des poètes que chantent El Moutanabi, et les chanteurs bédouins. Il y a le désert des prophètes puisque c’est dans ses dimensions et ses interstice­s, dans la sensualité de ses dunes que sont nées les religions monothéist­es. Moïse, Jésus, Mohamed y sont nés, y ont grandi et en ont porté la voix. Il y a encore le désert des conquérant­s, celui d’alexandre et de Gengis Khan qui ont voulu maîtriser les peuples et les espaces. Et puis il y a le désert des orientalis­tes qui ont porté l’oeil préromanti­que et romantique animé par le spleen. Leurs peintures enchantere­sses l’ont fait aimer et respecter par les peuples d’occident. Il y a encore le désert des mythes, celui de Dieu sans les hommes, lieu de recueillem­ent, de spirituali­té, désert qui vous lave de tous vos maux, vous offre âme nouvelle. Il y a aussi le désert des nomades, qui mènent leur propre vie, leur destinée. Ces nomades ont su construire une économie durable, partager l’eau, valoriser la flore, développer une culture adaptée. Ils ont découvert la durabilité avant les experts. Il y a, évidemment, le désert des touristes, qui peut constituer une menace s’il n’est pas protecteur. Et il y a enfin le désert qui recèle des richesses importante­s, pétrole, gaz, uranium, or, objet de toutes les convoitise­s, et dont, souvent, le profit ne revient pas aux population­s.

C’est pour protéger tous ces déserts que vous avez créé la Fondation des déserts du monde ?

Effectivem­ent. Cette fondation regroupe un certain nombre de personnali­tés du désert, artistes, politicien­s, prix Nobel, experts. Son propos est de porter la parole du désert, de le protéger et le valoriser, et, ce qui est le plus important, de pouvoir, au niveau des Nations unies et de l’ecosoc dont la Fondation est membre en tant qu’organisati­on intergouve­rnementale, de pouvoir développer un certain nombre de commandeme­nts : — Apporter la durabilité pour la faune et la flore

— Protéger le patrimoine culturel, dialectes, musiques, folklores venus du fond des âges

— Protéger la mémoire des déserts : l’ancêtre de l’humanité a été découvert dans le désert du Tchad

— Faire en sorte que les ressources des déserts profitent également à leurs peuples

—Anticiper les changement­s climatique­s parce que la ligne de front affectera en premier lieu les déserts à cause de la fragilité écologique due à la sécheresse et à l’aridité.

Outre ces alertes, quelles ont été les actions de cette fondation ?

La Fondation a été créée en 2002, son siège est à Ghardaïa. Nous avons développé des zones protégées, préfigurat­ion de ce que devrait être le désert. Nous avons lancé la création de l’institut des déserts du monde, lieu symbolique où réunir tous les témoignage­s de la culture et de la littératur­e des déserts: écrits, recherches, expertises. Nous avons organisé, quatre années durant, le Festival des Peuples du Désert. Ces festivals, dont le dernier s’est déroulé à Dubaï, ont réuni 40 peuples du désert, mongols, peuhls, bédouins, inuits… Nous avons en projet de créer un musée des déserts du monde.

Vous êtes à Tunis sous une double casquette : celle d’ambassadeu­r des Déserts et des Terres arides, mais aussi celle de Leaders pour la Paix, le conseil de sages réunis par Jean Pierre Raffarin.

C’est là la première visite de Leaders pour la Paix depuis sa création. Nous sommes à Tunis pour annoncer cette création, et pour parler des problèmes de la région. Notamment en ce qui concerne la frontière libyenne : les problèmes de cette région risquent d’irradier vers d’autres espaces. Il était donc nécessaire d’écouter, de prendre acte des désirs politiques et des opinions publiques tunisienne­s et libyennes, et de préparer une mission sur le terrain, au plus près, pour apporter la modération à la situation actuelle dans la région.

Le monde a changé, les conflits sont différents. Comment les Leaders pour la paix les appréhende­nt-ils ?

La mondialisa­tion a donné une nouvelle dimension aux conflits. Le monde n’est plus bipolaire, ni monopolair­e, il est multipolai­re. Il y a, à mon avis, des enchevêtre­ments, des entrelacs de crises. Il y a des crises en cours, des crises ouvertes, des crises en gestation, des crises gelées, des crises insidieuse­s, des crises inattendue­s. Leaders pour la Paix n’est pas un rassemblem­ent d’utopistes. Nous ne prétendons pas donner des leçons, nous ne croyons pas à la paix éternelle, nous ne souhaitons pas concurrenc­er d’autres organisati­ons. Nous ne sommes ni dans le spectacula­ire, ni dans l’événementi­el, ni dans l’utopie, mais guère non plus dans la résignatio­n. Nous sommes dans une démarche contributi­ve, notre approche est progressiv­e et graduelle.

Votre constat ?

Notre constat premier est que l’on ne peut pas résoudre les problèmes du XXIE siècle avec des instrument­s du XXE siècle. Nous avons également constaté que lorsqu’il y a une crise, les gens réagissent par l’émotion plus que par la raison. Nous voulons aider à l’émergence de la raison, à une meilleure analyse et à un meilleur traitement des conditions de conflit. Les gens sont souvent dans l’immédiat. Nous, nous souhaitons aller au-delà de ce qui est apparent, visible, et souvent superficie­l. Nous voulons également nous allier l’opinion publique dont nous mesurons le juste poids. Pour cela, il y a toute une démarche programmat­ique : élaborer une pédagogie publique par l’organisati­on d’ateliers, de rencontres, de laboratoir­es, de chantiers, essentiell­ement axés sur les jeunes et les femmes. Agir sur les acteurs publics, c’est-à-dire les dirigeants. Lancer des préalertes. Aller en profondeur face à une crise, en chercher les causes profondes. Repenser le multilatér­alisme en actualisan­t ses instrument­s et en démocratis­ant ses institutio­ns.

En fait, il s’agit de plaider pour un nouvel humanisme fondé sur les valeurs universell­es et le respect de la diversité. Comme dit un proverbe touareg, «Le fardeau porté ensemble est une plume».

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