Une radioscopie «romancée» de la classe moyenne
Azza Filali nous immerge dans l’univers de ceux qui vivent par procuration aux lisières de la ville, contribuent à l’assurance maladie et déambulent chaque samedi dans les allées des supermarchés, alors que la trame principale de ce roman laisse très larg
Un romancier en mal d’inspiration. Un garçon d’une discrétion exemplaire, c’est ce que dit son père que le narrateur décrit comme «un homme sans dimanches». Un prof d’histoire exaspérant de lenteur et passionné de préhistoire. Une fille à l’assurance imperturbable. Des personnages qui vont entrer dans une suite de collisions pour donner cet ouvrage qui ressemble bizarrement à un essai de sociologie «romancé» alors que Azza Filali nous immerge dans le vaste club des classes sociales méritantes qui vivent par procuration aux lisières de la ville, contribuent à l’assurance-maladie et déambulent chaque samedi dans les allées des supermarchés.
Un peu toi, un peu moi et beaucoup l’écriture
«J’étais en panne depuis des mois, les mots m’avaient quitté, mes pages demeuraient blanches», rumine le narrateur. Quand le hasard (ou le destin ?) lui fait rencontrer Adel qui semble au centre d’une affaire lamentable, il ressent de nouveau le désir d’écrire, taraudé par une interrogation : pourquoi Adel, le lycéen à la discrétion exemplaire, a-t-il écopé d’un renvoi de trois jours ? Certains soupçonnent une affaire sordide de copiage en examen où le vrai fautif aurait été escamoté grâce à une solide parenté. Quoi qu’il en soit, la trame laisse très largement la place à une radioscopie globale de la classe moyenne tunisienne au fur et à mesure des cinq soirées au cours desquelles le narrateur-romancier cristallise l’ouvrage.
Tout est prétexte à prendre le pouls de cette classe où les gens ne sont ni perdants, ni gagnants ; seulement des survivants ne finissant de trouver quelque contentement que dans les progrès de la progéniture, les divorces, les carrières médiocres, les addictions… y étant monnaie courante. Au milieu de tout cela, Adel est élève dans le même lycée que Nozha, la fille du narrateur, et le personnage inspire le narrateur. Il mène l’enquête et commence à écrire le premier jet de son roman si singulier. Il le fait lire au lycéen qui ne s’y retrouve pas. L’écrivain explique : «C’est un peu toi, un peu moi et beaucoup l’écriture». Adel est curieux : «Alors, je vous ai servi de prétexte ?» L’écrivain rétorque : «D’étincelle !» Malgré ce que l’on pourrait comprendre, ce n’est pas de la complicité mais plutôt de la connivence qui semble s’installer entre le jeune lycéen et le romancier qui, bizarrement, ont tous deux le même hobby : la collection des atlas de géographie.
«Ce livre m’habitait, il fallait qu’il me quitte»
Entre-temps, le narrateur essaie de tirer les vers du nez du prof d’histoire qui en sait plus qu’il ne veut montrer du cas Adel et qui se débine en soliloquant interminablement sur les hommes de la préhistoire et sur ce qu’il considère que nous leur devons. Un érudit qui est, d’une certaine manière, détaché du sens commun tel que nous le concevons et qui se réfugie manifestement dans les conjectures liées à l’apparition des premiers hommes pour s’élever au-dessus de lui-même, pour s’échapper de cette condition si exténuante de l’homme moyen, ayant des ressources moyennes et une vie moyenne.
L’ouvrage continue à se profiler, alignant les paradoxes. Ce n’est pas la première fois qu’un ouvrage du narrateur soulève un petit tollé ; une «vaguelette» comme il aime à décrire cet engouement très localisé. Car, avant «L’heure du cru», où il fait vivre un Adel revu, corrigé et passablement romancé, il en avait commis quelques autres. Parmi eux s’illustre son ouvrage «Confessions d’un mauvais père» à la parution duquel sa fille ne lui adressa pas la parole pendant des mois. Il en parle, un peu pour se justifier, un peu pour exorciser ses propres sentiments : «J’en avais besoin. Ce livre m’habitait, il fallait qu’il me quitte».
En vérité, toutes les critiques qui ont fusé, surtout de ses proches, ne l’ont qu’effleuré : «Les vies conformes ont cessé de me tourmenter. La mienne me convient et m’apaise. A travers ses manques, je renoue avec une pureté ébréchée, qui a déjà servi, pureté de récupération… Cette pureté-là n’aurait pas convenu à Adel, à lui il fallait une neuve dans son emballage».
Et c’est probablement cette quête de vérité qui a fait emprunter au narrateur tant d’endroits sans le moindre lien apparent pour boucler ses cinq chapitres. Quel lien pourrait-on trouver entre la salle des profs, la voiture, le cabinet de travail, le bar… ? Est-il significatif qu’il ait été sept fois au cabinet de travail, quatre fois à la salle des profs, quatre fois au bar… ? Y a-t-il là une part de la vérité de ce roman singulier ? Cette vérité est-elle dans la dissection des entrailles de la classe moyenne ? Est-elle dans la personnalité en évolution de Adel ? La réponse est peut-être dans le fait que Adel s’engage comme marin sur un navire finlandais qui amène du bois et ramène des oranges. Un emploi sans grands diplômes. Un candidat pour la classe moyenne.