La Presse (Tunisie)

L’art du visible et de l’invisible

- Entretien conduit par Asma DRISSI

Il a réalisé quinze films, écrit quinze livres, publié chez les éditeurs les plus prestigieu­x, son travail pictural a été exposé partout dans le monde, mais on ne connaît de lui que sa «Trilogie du désert» : Les baliseurs du désert, Le collier perdu de la colombe et Bab’aziz, car Nacer Khemir est un cinéaste à art, son cinéma intemporel traverse le temps et l’espace, se lie au conte pour définir le visible et l’invisible.

Il a réalisé quinze films, écrit quinze livres, publié chez les éditeurs les plus prestigieu­x, son travail pictural a été exposé partout dans le monde, mais on ne connaît de lui que sa «Trilogie du désert» : Les baliseurs du désert, Le collier perdu de la colombe et Bab’aziz, car Nacer Khemir est un cinéaste à art, son cinéma intemporel traverse le temps et l’espace, se lie au conte pour définir le visible et l’invisible.

Les baliseurs du désert est aujourd’hui en salles, une sortie très tardive pour un film produit en 1986. Cette sortie marque un événement important, Nacer Khemir nous en parle… Entretien…

Sorti en 1986, votre film Les baliseurs du désert sort en salles tunisienne­s en version restaurée, quel est votre sentiment de revoir votre oeuvre renaître ? On ne peut pas parler de «renaissanc­e». Sauf peut-être, techniquem­ent, puisque la numérisati­on va lui prolonger sa duré matérielle. Le film a été numérisé par la Ciné-

On oublie toujours que l’homme est comme un iceberg, les neuf dixièmes de cet iceberg sont invisibles, cachés sous l’eau !

mathèque royale de Belgique, a été sélectionn­é à la Biennale de Venise 2017 et classé parmi les chefs-d’oeuvre du cinéma classique mondial aux côtés de Godard, Mizogushi, Lubitsh, Antonioni, Bertolucci, Spielberg...

Il n’y a pas seulement des dérèglemen­ts climatique­s et environnem­entaux, il y a aussi des dérèglemen­ts affectifs et des dérèglemen­ts de l’imaginaire, et ceci est dangereux.

Le jeune public qui ne connaissai­t pas ce film, et le découvre pour la première fois, a découvert un film d’une actualité étonnante, comment l’expliquezv­ous ?

L’essence même d’un film dit «classique» est d’être intemporel. Ce n’est donc pas étonnant qu’il reste d’actualité. Mais je rajoute que peut-être la Tunisie, pendant tout ce temps, n’a pas réussie à affronter ses vrais démons, ni à résoudre une part importante de ses problèmes.

Votre filmograph­ie, et essentiell­ement, ce triptyque (Les baliseurs du désert, le collier perdu de la colombe et Bab’aziz) beigne dans un universel où la magie et le réel s’imbriquent pour chanter la beauté du désert, pouvez-vous nous éclairer d’avantage ?

J’ai fait quinze films, j’ai écrit quinze livres, j’ai publié chez les éditeurs français Maspéro, La Découverte, Act Sud, Albin Michel, etc. J’ai fait plusieurs exposition­s de peinture à travers le monde, mais il est vrai que la «Trilogie du désert», comme les Américains ont nommé les trois films que vous citez (qui sont d’ailleurs acquis au moins par une centaine d’université­s, rien qu’aux Etats-unis d’amérique comme Harvard, Berkley et MIT), donc cette trilogie forme le coeur de mon oeuvre cinématogr­aphique, et dans ce coeur, le désert est présent comme une métaphore de l’univers, mais aussi de bien d’autres choses… En résumé, je dirai qu’il y a des oeuvres qui sont là pour le confort des corps, alors que mes films sont, à mon humble avis, comme une nourriture pour l’âme.

Votre cinéma est considéré par la critique comme un cinéma esthétique et philosophi­que, êtes-vous d’accord avec cet avis ?

Dostoevski dit : «La beauté sauvera le monde». La beauté ici n’est pas un décor, elle est l’essence des choses. Elle est une forme de vérité cachée du monde. Elle est aussi une source d’amour. Là où il y a de l’amour, il y a la beauté, et là où il y a la beauté, il y a l’amour. Donc, la recherche de la beauté dans mes films est une folle quête d’amour chez moi. Je ne sais pas si mes films sont philosophi­ques, mais ils ne se contentent pas de raconter les apparences des choses, et ne parlent pas seulement de ce qui est visible, ils essayent de raconter aussi cette part de l’invisible... On oublie toujours que l’homme est comme un iceberg, les neuf dixièmes de cet iceberg sont invisibles, cachés sous l’eau !

Le désert est un élément essentiel dans votre cinéma, il s’impose comme un décor, mais pas uniquement ; pouvez-vous nous l’expliquer ?

Je termine juste l’écriture d’un livre en hommage au peintre Paul Klee où j’ai rédigé des pages entières sur le désert. Le désert pour moi, c’est la langue arabe. Tous les mots s’enracinent dans cet environnem­ent désertique, au point que le mot «anaka», élégance, vient de «naka», la chamelle, et que le mot «jamal», beauté, vient de «jamal», chameau ! Il y a de çà quinze ans, j’ai publié un livre de contes qui s’appelle «L’alphabet des sables» qui parle de la langue arabe et du désert. Le désert est une étendue littéraire. Mais le désert pour moi est surtout le lieu de la solitude, de l’individu diminué face à l’univers, de l’éphémère de nos traces dans cette vie.

Vous êtes conteur et vous déclarez que Le conte permet non seulement de s’évader, mais d’aller au coeur de l’être. A quel point le conte, est pour vous un genre essentiel ?

De tout temps, la tradition orale était la base de notre culture. Malheureus­ement, cette tradition a totalement disparu chez nous. Mais le genre est si essentiel, que l’occident l’a vite repris pour son compte. Rien qu’en France, lorsque j’ai commencé à raconter, les conteurs pouvaient se compter sur les doigts d’une seule main. Aujourd’hui, il y a plus de quatre mille conteurs profession­nels ! Je peux vous dire ici, que j’en ai formé une bonne partie d’entre eux. La disparitio­n du conte chez nous traduit une mort anthropolo­gique. Il n’y a pas seulement des dérèglemen­ts climatique­s et environnem­entaux, il y a aussi des dérèglemen­ts affectifs et des dérèglemen­ts de l’imaginaire, et ceci est dangereux.

Beaucoup de gens ne savent pas que vous êtes à la fois cinéaste, auteur, conteur et calligraph­e, êtes-vous de ce genre d’artiste qui ne voit pas de barrières entre ses modes d’expression ?

Pour moi, la création artistique peut se décliner dans toutes les formes. Lorsque je suis touché par un thème ou un sujet, je cherche la meilleure façon pour l’exprimer. Parfois, c’est une sculpture, une autre fois, c’est un dessin ou alors un conte. Je n’ai jamais cherché à faire un métier ou avoir une place dans la société. J’ai vécu pour les plaisirs des découverte­s. Que ce soit dans les films ou dans toutes les autres formes d’expression que je pratique, la marionnett­e ou la calligraph­ie, il n’y a aucune barrière. Chaque mode d’expression a sa propre musique, mais tout ces modes mènent à ce goût extraordin­aire de la liberté ; créer sans limite, sans barrières, c’est être libre comme dans un désert.

Mes films qui sont présentés dans le reste du monde sur les cinq continents, ne trouvent pas preneurs ici dans mon propre pays.

Pour moi, la création artistique peut se décliner dans toutes les formes.

Il y a des oeuvres qui sont là pour le confort des corps, alors que mes films sont comme une nourriture pour l’âme.

Vos deux derniers films, Looking for Muhyiddin et Whispering Sands n’ont pas eu de sorties en Tunisie, considérez-vous que vos films sont des oeuvres qui ne s’adressent pas au large public ?

Comme je le dis plus haut, j’ai réalisé quinze films. A part quelques passages à la Télévision nationale pour trois d’entre eux, mes films n’ont pas été présentés au public tunisien. Cela n’est pas de mon fait. J’ai même proposé à un distribute­ur d’exploiter Looking for Muhyiddin sans me payer des droits et de prendre toutes les recettes pour lui, mais il n’en a pas voulu ! Ce n’est pas moi qui ne souhaite pas montrer mes films ici en Tunisie, ces mêmes films qui sont présentés dans le reste du monde sur les cinq continents, ne trouvent pas preneurs ici dans mon propre pays. Peut-être les distribute­urs les jugent indignes du public tunisien...

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