Entre théorie du complot et règlement de comptes
LU POUR VOUS — UN SIÈCLE DE DÉCHÉANCE POLITIQUE EN TUNISIE
Khaled Manoubi dévoile des noms, des dates, des événements, des dossiers, des témoignages, des citations… pour une audacieuse relecture de l’histoire coloniale et post-coloniale de la Tunisie, révélant un noyautage à tous les étages depuis des décennies et mettant en cause la France, Bourguiba et Ben Ali.
«L’enquête policière de 1925 relative au Destour ainsi que les répliques dévastatrices de la crise de 1929 ressenties à partir de 1932 ont fini par décider la France d’envisager la décolonisation et de confier celle-ci à un dictateur sorti d’un parti fortement noyauté par la police coloniale», atteste l’auteur. C’est un monde de taupes qu’il décrit, un monde de commissaires et d’indicateurs, de cadres rompus au terrorisme d’etat sous le couvert de la police. C’est de là que, selon sa lecture, naît le noyautage fort de la Tunisie bourguibienne dont hérita Ben Ali avec sa police qui avait en main le recrutement, la formation et le placement des taupes.
Des agents des services spéciaux français !
L’auteur attaque tout de suite, de front, à l’arme lourde : «Le héros présumé de l’indépendance (Bourguiba) n’était autre qu’un agent des services spéciaux français et le parti censé avoir mené la lutte pour l’indépendance était également une créature de la police française».
Telle est la thèse du noyautage fort via Bourguiba que Khaled Manoubi défend de bout en bout de l’ouvrage. Suit un guidage entre les embûches de la réalité politique de l’époque, à commencer par la tendance islamique car, l’auteur atteste que, la Résidence générale française considérait comme une évidence d’amener Bourguiba à noyauter «l’islam fanatique et dogmatique des clercs» dénoncé par Abdelaziz Thaâlbi dans son ouvrage L’esprit libéral du coran qui avait provoqué un tollé, quitte à imprimer à Bourguiba un virage à 180° au moment de la décolonisation. Cela n’empêcha pas que la France s’est longuement embourbée dans la confusion à propos d’islam, puisqu’elle aura successivement combattu le fanatisme musulman, suscité l’islam modéré, favorisé l’islam intégriste, loué le laïcisme de façade pour finalement combattre les radicalisés jihadistes.
Pourquoi de tels errements ? Selon Khaled Manoubi, la France était consciente de la domination de la culture musulmane chez le peuple tunisien et elle était convaincue que si un parti voulait avoir une chance de devenir hégémonique malgré le Destour, il devait se présenter comme étant plus islamiste que celui-ci tout en étant contrôlé par des francophiles à toutes épreuve.
Legs d’un noyautage policier dominé par les barbouzes
Ce n’est que la première phase du noyautage fort fignolé pendant des décennies par la France pour porter Bourguiba au pouvoir. Selon l’auteur, l’autre étape importante a été de regrouper la direction du Néo-destour à Borj Lebeuf pour permettre à Bourguiba de se démarquer. La troisième étape capitale identifié par l’auteur dans la construction du mythe étant l’envoi de Bourguiba par la France en exil, aussi bien pour le transformer en héros que pour le mettre à l’abri, en réserve.
La création du parti obéit également au principe de noyautage défendu par l’auteur qui concède qu’il ne s’agit pas d’une simple opération de police secrète car elle exige un accompagnement politique multiformes et des techniques policières parallèles synchronisées comme l’infiltration de la Cour du Bey, la création et le noyautage (faible) de l’ugtt, l’assassinat de Farhat Hached et Hédi Chaker, l’anesthésie du Bey, l’élevage de «l’agent» Ahmed Ben Salah…
Le secret fut bien gardé et seuls les dépositaires ultimes du pouvoir régalien à Paris et à Tunis étaient au courant, mais les conséquences finirent par devenir de notoriété publique. On verra plus tard que les agents néo-destouriens de la police française, assistés par les commissaires tunisiens légués par la France à l’intérieur, imposeront au pays devenu indépendant un noyautage policier strict dominé par les barbouzes du parti sous Bourguiba, ensuite par les flics de l’intérieur sous Ben Ali. «Ce noyautage finira par décontenancer les institutions du pays et donc à créer un sentiment de puissance de plus en plus irréaliste sous le dictateur et ses flics. La dictature a eu à produire la chape policière des non-naïfs et c’est à l’université qu’elle recruta une relève faite de flics de qualité parmi les étudiants afin de la propulser à la tête d’une Gauche plus que noyautée à l’université et pour l’appeler ensuite à renforcer le noyautage fort du pays», analyse Khaled Manoubi avant de conclure sur ses craintes pour la Révolution : «C’est cette même trame qui sera recyclée d’une manière non exclusivement informelle dans le sabotage de la Révolution, d’autant mieux que les individus peuplant cette même trame cherchent à occulter leurs propres crimes en rapport avec une répression sans freins à laquelle ils ont activement participé».
Une chute qui montre clairement que l’auteur reste intimement convaincu que les échos des noyautages successifs de la Tunisie qu’il a décrit de la France à Ben Ali en passant par Bourguiba se poursuivent après la fin des deux régimes et la naissance de la démocratie balbutiante. La théorie du complot tient donc toujours pour lui, évidemment colorée des soupçons de règlements de comptes qui viennent tout de suite à l’esprit quand on évoque la théorie du complot. L’importance de sa thèse reste pourtant intacte pour tous ceux qui croient aux éclairages croisés de l’histoire.