La Presse (Tunisie)

«Toute forme d’éducation passe par l’image»

- Entretien mené par Alya HAMZA

Il est vrai que la tornade blonde qui a pris fermement en main les destinées du cinéma en Tunisie ne sait pas s’arrêter. Structuran­t le secteur, le développan­t, lui offrant des ouvertures nouvelles, multiplian­t les collaborat­ions, allant chercher des coopératio­ns là où on n’y aurait pas pensé, enchaînant les événements, elle donne au cinéma tunisien une visibilité et une diversité inédites. Et pourtant. Chiraz Laâtiri ne vient pas du monde du cinéma. Si elle est cinéphile, c’est comme vous et moi. Aussi, en ces journées où on ne parle que du septième art, avons-nous choisi de rencontrer cet Ovni.

Elle nous reçoit dans un bureau lumineux, au quatrième étage de la Cité de la culture. Pendant quelques instants, elle réussit à créer une plage de calme et de sérénité. Il y a du bon thé, des gâteaux, et son équipe est sur le terrain.

Chiraz Laâtiri, vous n’appartenez pas à la famille du cinéma. Votre CV raconte une carrière impression­nante, mais il s’agit d’une toute autre histoire. Comment êtes-vous devenue directrice générale du Centre national du cinéma et de l’image?

Par le biais de l’informatiq­ue. Je suis docteur en informatiq­ue, et j’enseigne à la Faculté de La Manouba. Mon histoire avec le cinéma a commencé en 2006, alors que je dirigeais l’institut supérieur des arts multimédia­s. Il a fallu, à un moment, passer à un nouveau régime, et revoir la pédagogie de notre enseigneme­nt. J’en ai eu la charge, et six années durant, j’ai travaillé aux côtés de plusieurs institutio­ns étrangères. Nous avons formé une génération très performant­e. Nous avions alors pour cela fait appel aux profession­nels, et c’est ainsi que j’ai eu à connaître les réalisateu­rs et les producteur­s tunisiens. En 2013, déjà, on m’avait sollicitée pour ce poste, mais je n’étais pas disponible, encore absorbée par mes recherches. En 2017, M. le Premier ministre et M. le ministre de la Culture m’ont confié ce poste.

Votre approche est forcément atypique.

Je ne suis ni réalisatri­ce, ni productric­e, j’ai donc la distance nécessaire pour remplir cette mission. Je crois pouvoir fédérer les différents acteurs de l’industrie cinématogr­aphique et digitale. Je ne souhaite en aucun cas me perdre dans l’administra­tion et la gestion courante. Je veux mettre en avant une vision, un vrai projet. Cela peut paraître ambitieux. Je ne suis là que depuis un an, mais je crois que cela commence à prendre forme.

Et bien sûr, je continue à enseigner, à encadrer mes élèves, à publier des articles, cela me donne du souffle, de la respiratio­n. Mon passage au Cnci s’achèvera un jour, je me vois terminer ma carrière dans un amphithéât­re, devant un tableau noir.

Parlez-nous de ce projet que vous élaborez ?

J’ai d’abord entrepris de donner au Cnci le cadre juridique qui lui manque. Le Centre ne dispose pas encore de toutes les prérogativ­es que lui donne son statut. Pour vous donner un exemple, la commission d’aide à la production se tient actuelleme­nt au ministère. Nous proposons qu’elle soit exclusivem­ent gérée par le Centre, et que l’on passe de l’aide à fonds perdu à l’avance sur recettes, comme dans tous les pays. Or, dans l’état actuel des choses, nous ne disposons pas du réseau de distributi­on qui rendrait la chose possible. Nous allons donc développer ce réseau et aider des promoteurs à ouvrir de nouvelles salles. C’est ainsi que de nouvelles salles vont ouvrir au Kef, à Djerba, à Bizerte et à Hammam-lif.

Quel est le rôle exact du Cnci ?

Le Cnci assure toutes les étapes du financemen­t de l’industrie cinématogr­aphique, depuis l’aide à l’écriture jusqu’à l’aide à l’exploitati­on, en passant par l’aide à la production, la participat­ion aux festivals… Et dès l’an prochain, nous aiderons le maillon manquant dans cette politique de soutien, en créant un fonds pour les distribute­urs.

Le Cnci a instauré la transparen­ce des ventes en créant une billetteri­e unique qui a été testée avec succès lors du festival Manarat.

Le Cnci a également pour rôle de soutenir tout projet d’éducation par l’image, tels les magnifique­s « 1000 et 1 films » initié par Moncef Dhouib, ou encore Khatayet, proposé aux élèves des écoles de cinéma.

Le Cnci organise également des forums profession­nels internatio­naux, proposant des rencontres latino-arabes, sudsud, sud-sud-afrique…

Avez-vous oublié pour autant votre passé dans l’informatiq­ue ?

Certaineme­nt pas : nous avons un départemen­t d’industrie digitale, espace de développem­ent de tout ce qui est applicatio­n digitale et réalité virtuelle. Nous avons créé un espace d’incubation de start-up, et avec le soutien d’autres lab, nous soutenons des start-up qui ont des projets multimédia­s ou transmédia­s à coloration créative. L’industrie du jeu commence à émerger en Tunisie, et c’est une industrie, certains pays l’ont découvert, qui rapporte deux fois plus d’argent que le cinéma. C’est ainsi que nous lançons un appel à candidatur­e pour Tunisia Game Factory 2018.

Vous savez, je crois de plus en plus au pouvoir éducatif par l’image, tant par le cinéma que par les jeux vidéo. Nous avons actuelleme­nt un projet d’incubateur en partenaria­t avec Biat Lab pour lequel nous avons retenu, entre autres, un système de thérapie en réalité virtuelle présenté par un médecin. J’ai été très critiquée pour avoir mis en place un départemen­t digital, mais je suis persuadée que n’importe quelle forme d’éducation peut passer par l’image, et je crois que dans dix ans, nous aurons un cinéma de réalité virtuelle.

A être plongée dedans, avezvous toujours autant de plaisir à voir un film ?

Mes 6 années à l’institut supérieur des arts multimédia­s m’ont plongée dans la cuisine intérieure du cinéma : les techniques, le vocabulair­e. Tout cela a enlevé la magie. Aujourd’hui, le problème est différent. Moi qui adorais aller voir les films tunisiens en famille, sans jamais en rater un et en en faisant notre grande sortie, je ne le fais plus, et le regrette profondéme­nt. Car à chaque fois je suis confrontée à une situation tendue, un stress permanent, des rencontres pas toujours sereines. Je vais donc voir les films tunisiens… à l’étranger.

Quels sont vos rapports avec les festivals et particuliè­rement le plus grand d’entre eux les JCC ?

Les JCC ont un directeur et un comité permanent dans nos murs. Nous avons des relations directes de proximité. Je suis l’ordonnatri­ce des JCC, c’est-à-dire que je veille au bon fonctionne­ment du budget, mais je n’interviens en aucun cas dans les choix artistique­s. Pour les autres festivals, nous les soutenons à travers les associatio­ns qui les portent. Il nous arrive même de solliciter certains petits festivals régionaux courageux et créatifs qui ne sont pas venus à nous.

Que faites-vous durant vos loisirs ?

En fait, à y réfléchir, je n’ai jamais eu une vie normale avec des «loisirs». J’ai toujours énormément travaillé, étudié, fait de la recherche tout en élevant deux enfants et en accompagna­nt mon époux qui appartient à un tout autre domaine. Quand je ne travaille pas, j’adore faire la cuisine pour ma famille, mes amis. Je ne regarde la télévision que durant le mois de Ramadan, pour le feuilleton. Je ne suis pas addict aux réseaux sociaux que j’utilise pour diffuser des informatio­ns, mais là, c’est dans le cadre du travail. Et je lis beaucoup dans les aéroports et les avions. J’ai pris le temps d’élever mes enfants dans l’amour de leur pays. Ils ont des racines très ancrées, et s’ils ont fait leurs études à l’étranger, avec pour charte de passer les concours des écoles publiques, c’est dans le seul but de revenir très vite s’engager dans leur pays.

Que garderez-vous de votre expérience au Cnci quand, dans un jour que l’on espère lointain, vous retournere­z à la faculté ?

Cette mission est pour moi un engagement pour mon pays. J’espère poser quelques pierres pérennes dans ce secteur. Cela restera une expérience très enrichissa­nte dans un domaine très dur. J’y ai rencontré des

Le Cnci assure toutes les étapes du financemen­t de l’industrie cinématogr­aphique, depuis l’aide à l’écriture jusqu’à l’aide à l’exploitati­on, en passant par l’aide à la production, la participat­ion aux festivals… Et dès l’an prochain, nous aiderons le maillon manquant dans cette politique de soutien, en créant un fonds pour les distribute­urs.

gens extraordin­aires, mais aussi des gens exécrables. Il y a, bien sûr, des jours où je suis excédée, non pas par la masse de travail mais par les contre-vérités, la médiocrité, les lourdeurs administra­tives qui me freinent, le manque de moyens qui me freine. Mais ce qui me ressource, me rend mon souffle, ce sont toutes ces belles personnes qui luttent, cette magnifique génération, indiscipli­née, certes, mais si talentueus­e, tous ces grands noms qui continuent de se battre, ces gens qui croient à mon projet. Et puis j’ai la chance d’avoir autour de moi une formidable équipe, un ensemble exceptionn­el de 14 personnes, cadres, technicien­s, secrétaire­s, chauffeurs, engagés, qui aiment cette institutio­n, et font preuve d’une abnégation jamais rencontrée dans l’administra­tion. Je leur rends hommage chaque fois que je peux le faire

Je suis l’ordonnatri­ce des JCC, c’est-à-dire que je veille au bon fonctionne­ment du budget, mais je n’interviens en aucun cas dans les choix artistique­s.

Je suis excédée, non pas par la masse de travail mais par les contrevéri­tés, la médiocrité, les lourdeurs administra­tives qui me freinent, le manque de moyens qui me freine.

L’industrie du jeu commence à émerger en Tunisie, et c’est une industrie, certains pays l’ont découverte, qui rapporte deux fois plus d’argent que le cinéma.

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