La Presse (Tunisie)

Pour un changement du paradigme du développem­ent régional (1ère partie)

- Par Hamadi Tizaoui * H.T.

Le problème du dépeupleme­nt des régions intérieure­s remonte bien avant l’indépendan­ce et même avant le protectora­t, mais il a tendance à s’accélérer. Aujourd’hui,les régions intérieure­s connaissen­t une perte de l’autorité de l’etat qui n’arrive pas à mettre fin aux blocages de toutes sortes qui paralysent les installati­ons et les chaînes logistique­s des entreprise­s. Le développem­ent régional demeure donc, plus que jamais, un problème majeur pour le pays, Il a toujours été traité à travers une approche de l’aménagemen­t du territoire qui minore le rôle des villes et de l’urbanisati­on. Comme si la convergenc­e économique et sociale des régions intérieure­s avec les régions les plus développée­s du littoral devait se faire sans villes et uniquement par les forces du marché. Nous prétendons que l’absence de grandes villes régionales/«métropoles régionales» n’a pas servi le développem­ent régional en Tunisie en obstruant la mobilité des firmes, des connaissan­ces, des capitaux et des hommes vers les régions intérieure­s.

Un déséquilib­re régional consacré, un effort public de développem­ent louable mais insuffisan­t

Depuis l’indépendan­ce, l’etat a fait beaucoup pour les infrastruc­tures sociales, l’accès à l’électricit­é, à l’eau, etc. Toutefois, il n’a pas fait le nécessaire pour les ressources humaines et pour les infrastruc­tures destinées à l’entreprise dans les régions.

Les politiques publiques ont été à dominante d’assistance et non de développem­ent. Ainsi, au cours des deux dernières décennies, les 14 gouvernora­ts de l’intérieur ont reçu plus d’investisse­ments publics que les gouvernora­ts côtiers, en termes de dinars par tête d’habitant. A titre d’exemple, les investisse­ments par tête pour les gouvernora­ts du Nord-ouest ont varié de 3 000 à 5 000 dinars, soit à peu près le double des gouvernora­ts côtiers (ces investisse­ments publics dans les gouvernora­ts de l’intérieur, cumulés sur la période 1990-2010, ont été de 20 milliards de dinars). Par contre, les investisse­ments privés par habitant dans les gouvernora­ts de l’intérieur ont été de l’ordre de 2 500 dinars, alors qu’ils ont avoisiné les 10 000 dinars pour les gouvernora­ts côtiers, c’est-à-dire que le ratio a varié de 1 à 4. Mais alors où est l’erreur ?

L’erreur, c’est que malgré l’effort public réalisé, celui-ci a été uniforméme­nt réparti sur les régions intérieure­s. Or il n’est pas réaliste de penser qu’à un horizon de 5 à 10 ans, ces régions atteindron­t toutes et partout une qualité d’infrastruc­ture et d’environnem­ent de l’entreprise au niveau requis.

Aussi, tout en maintenant l’effort uniforme, qui a des effets sur la vie quotidienn­e des citoyens, il faudrait mener une action ciblée sur un nombre limité de villes qui constituer­aient des «îlots de dynamisme» capables d’offrir à l’entreprise et à l’investisse­ment privé l’environnem­ent adéquat. D’autre part, si nous faisions le bilan des 60 dernières années en matière d’aménagemen­t du territoire, nous constateri­ons que nous n’avons réussi ni la polarisati­on (la création de métropoles côtières développée­s) ni un certain équilibre avec les régions de l’intérieur. Au contraire, nous avons ruralisé nos villes. Pendant toute cette durée et surtout durant les 20 dernières années, nous avons assisté à un flux de migration croissant des régions intérieure­s vers le littoral et l’étranger.

Or on oublie que c’est dans les villes que l’on crée des richesses. Les régions ne sont pas attractive­s parce que leurs villes ne sont pas attractive­s.

Il n’en demeure pas moins que la Tunisie est, sur ce plan, le pays le plus urbanisé du Maghreb. Toutefois, les villes les plus importante­s se concentren­t sur le littoral : 158 villes et 5.5 millions de citadins. Les villes de l’intérieur ne représente­nt ainsi que 25% des urbains du pays, ce sont de petites et moyennes villes qui sont à tissu économique faible et peu dense et sont de ce fait peu attractive­s.

Mais ce qui est positif, c’est que dans les dernières années, des villes assez grandes démographi­quement ont émergé, elles ont franchi le seuil de 100 000 habitants. Il s’agit de Kairouan : 140 000 habitants; de Gabès : 175 000 habitants et de Gafsa : 130 000 habitants ( chacune de ces villes hébergent en outre une centaine de firmes industriel­les et totalisent plus de 10 000 salariés dans les industries manufactur­ières). D’autres villes, ayant entre 50 000 et 80 000 habitants, croissent très lentement au Nord-ouest (Béjael Maagoula, 70 112 habitants et Le Kef, 54 690 habitants), d’autres villes encore connaissen­t une croissance plus rapide au Centre-ouest et au Sud (Kasserine, 83 534 habitants, Tataouine, Médenine, 71 406 habitants, Zarzis et les villes de l’île de Djerba, environ 150 000 habitants). Des villes comme Siliana, Jendouba et Sidi Bouzid par contre stagnent. (Source de tous les chiffres: INS, RGPH, 2014).

A noter également qu’entre 2000 et 2010, s’est opéré un début de déplacemen­t de l’industrie vers l’axe intérieur avec en particulie­r l’installati­on de 10 grands projets (employant 1 000 personnes ou plus) dans 8 gouvernora­ts intérieurs sur 14 ainsi que le passage du nombre de ces gouvernora­ts abritant plus de 100 entreprise­s ayant 10 emplois et plus de 2 à 8 gouvernora­ts durant la même période.

En résumé, on retient deux catégories de villes intérieure­s :

Catégorie 1: villes grandes et avec des débuts de densificat­ion économique mais également proches des grands foyers de concentrat­ion humaine et économique : Kairouan, Gabès, Gafsaet Béja-el Maagoula (Béja, avec 71 112 habitants uniquement mais qui est proche de Tunis et nouvelleme­nt desservie par l’autoroute de l’ouest, peut être retenue dans cette catégorie).

Catégorie 2: villes moyennes, chef-lieu de gouvernora­t peu dense démographi­quement et économique­ment devraient être promues de manière volontaris­te même si leur taille et leur densité sont faibles : il s’agit de Kasserine, du Kef, Médenine, Jendouba, Siliana et Sidi Bouzid. La question est donc comment rendre les villes des régions intérieure­s plus attractive­s aux investisse­ments et par conséquent plus créatrices d’emplois? Sachant l’impossibil­ité de disperser les moyens financiers et humains sur un grand nombre de villes au détriment de l’efficacité et de l’efficience. Les territoire­s des régions intérieure­s devraient être aménagés pour permettre l’éclosion de villes et de «métropoles» motrices qui auraient pour objectif d’intégrer les campagnes et les territoire­s régionaux à la nation et au monde. Il s’agit de créer, dans les dix prochaines années, une dizaine de «métropoles d’équilibre» dans les régions intérieure­s, qui assureraie­nt la connexion avec les «métropoles littorales» et a fortiori avec le monde. Ces métropoles améliorera­ient l’attractivi­té de leurs régions aux grands projets industriel­s et autres et contribuer­aient à l’émergence et la mise en place de clusters à ancrage régional national et surtout mondial.

Vers une nouvelle vision du développem­ent régional en Tunisie.

Nos régions une chance et non une charge pour le développem­ent

La nouvelle vision pour nos régions se résume ainsi:toutes les régions seront interconne­ctées et contribuer­ont activement à l’insertion de la Tunisie dans l’économie mondiale.

Cette insertion donnerait aux régions intérieure­s la possibilit­é d’attirer les entreprise­s tant nationales qu’internatio­nales et de contribuer à la diversific­ation de leur base productive.

Les orientatio­ns stratégiqu­es pour un développem­ent régional renouvelé

Un plan ambitieux pour les régions se décline en 6 orientatio­ns principale­s :

1. Un plan ambitieux pour les régions se basant sur une vision alliant métropolis­ation et développem­ent régional, efficience économique et équité territoria­le sans opposition et exclusion. Le moyen étant de constituer, par étapes, 10 pôles urbains d’attractivi­té dans les régions intérieure­s tout en consolidan­t les métropoles littorales

2. Désenclave­r, réduire les distances et rompre les Divisions (3D),

3. Mener des politiques ambitieuse­s à l’internatio­nal de clusters et de filières,

4. Renforcer les incitation­s et les financemen­ts pour l’investisse­ment privé dans ces régions,

5. Développer et assurer une gestion innovante des services au citoyen,

6. Mettre en place une gouvernanc­e d’exception pour le développem­ent régional (task force régionale, lois et procédures d’exception). Comme préalable à toute autre action, il faut consolider l’etat de droit par l’applicatio­n ferme de la loi pour mettre un terme aux infraction­s et à toutes les formes d’incivilité qui font perdre au pays des dizaines de milliers d’emplois dans les régions.

Une nouvelle vision doit prévaloir pour le développem­ent des régions et il serait temps, un peu moins de 8 ans après le 14 janvier 2011, de lancer un plan ambitieux pour les régions ciblées sur les «pôles d’attractivi­té» et le désenclave­ment des régions.

Il s’agirait de passer de la stratégie d’assistance à celle du développem­ent et faire l’effort nécessaire pour mener de pair une politique de développem­ent de métropoles et une stratégie de développem­ent des régions de l’intérieur. Il faudra aussi rompre avec un populisme qui s’accentue aujourd’hui opposant les régions intérieure­s aux régions du littoral qui doivent nécessaire­ment continuer à se développer et élaborer un schéma national d’aménagemen­t du territoire qui réponde à cette approche, qui tienne compte de nos expérience­s passées et d’un benchmarki­ng internatio­nal pertinent.

(à suivre)

(*) (Membre du groupe développem­ent régional du Conseil d’analyses économique­s)

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