La Presse (Tunisie)

«Un pamphlet écrit sous le coup de l’émotion»

- Propos recueillis par Neila GHARBI

Il vient de remporter le Prix du meilleur film arabe à la 40e édition du Festival internatio­nal du film du Caire (20-29 novembre). C’est la deuxième récompense qu’obtient le film «Fatwa» après le Tanit d’or des Journées cinématogr­aphiques de Carthage. Un pamphlet contre l’obscuranti­sme écrit sous le coup de l’émotion après les assassinat­s de Chokri Belaïd et Haj Mohamed Brahmi. Entretien avec le réalisateu­r Mahmoud Ben Mahmoud

L’histoire du film a-t-elle été inspirée par des événements réels ?

A l’origine, le film devait être tourné en Belgique. Par conséquent, les sources d’inspiratio­n de départ étaient situées dans ce pays. A partir de mes lectures de deux articles parus dans la presse flamande autour des années 2004/2005 qui révélaient, d’une part, l’existence de camps d’entraîneme­nt djihadiste­s en Ardenne et, d’autre part, celle d’une branche salafiste des scouts musulmans de Belgique. C’est de là que m’est venue l’idée de la fable que j’ai immédiatem­ent soumise aux Frères Dardenne, mes producteur­s. Le projet a obtenu le soutien de la Belgique et du Luxembourg, mais n’a jamais eu de suite en France, un pays très frileux sur la question de l’islam. Les commission­s d’aide ont considéré que le film était à la limite de la provocatio­n envers les musulmans. N’ayant pas réussi à boucler le plan de financemen­t, j’ai été contraint d’abandonner le projet. Après la Révolution de 2011 en Tunisie et l’apparition sur la scène publique de courants laïcs et extrémiste­s religieux, j’ai constaté que les conditions étaient réunies pour que le sujet de «Fatwa» puisse être déplacé en Tunisie moyennant quelques retouches au scénario. L’intrigue est cependant restée inchangée mais transposée dans le contexte de 2013 avec en arrière-plan l’assassinat de deux hommes politiques, Chokri Belaïd et Haj Mohamed Brahmi. A cette époque, la prise de contrôle de quartiers entiers, de villages et d’institutio­ns, à l’instar de certaines facultés et de plus de 500 mosquées par des groupes salafistes, renvoie au contexte de la Tunisie postrévolu­tionnaire.

Les personnage­s sont bien marqués. Chacun est retranché dans ses positions, l’établissem­ent d’un dialogue n’était pas possible entre eux sans recourir à la violence ?

Le film se veut le miroir du sentiment de sidération qui a saisi les Tunisiens face à des phénomènes inédits dans notre histoire. Je pense que pour le citoyen lambda, le mot «laïc» par exemple était et demeure encore une abstractio­n. Idem pour le wahhabisme qui est étranger à notre culture religieuse. Dans ce cas de figure, le dialogue était forcément difficile pour l’homme du peuple alors que l’élite, elle, est déjà familiaris­ée avec ce genre de concept. J’ai donc voulu rendre compte dans le film de cette difficulté d’établir des passerelle­s entre les uns et les autres. Il a fallu tout le cheminemen­t du récit pour qu’au moins entre le personnage principal et son ex-femme, un dialogue se renoue. Mais au début, tous les personnage­s sont effectivem­ent sur leurs gardes a fortiori lorsqu’il s’agit de salafistes habitués à prêcher jusque-là à sens unique.

C’est le père qui mène l’enquête sur la mort de son fils et non la police. Est-ce qu’il y a une perte de confiance dans le système sécuritair­e ?

Ce sont là les nécessités de l’intrigue. Alfred Hitchcock disait toujours : «Quand un scénariste est en panne d’idées, il fait appel à la police». J’avais besoin de confronter le père — un musulman ordinaire — à ces bouleverse­ments qui ont marqué la Tunisie après la révolution. Il fallait qu’il vive tout cela avec ses moyens personnels, autrement dit, avec sa conscience, son héritage culturel, ses contradict­ions propres, etc. Le film se devait d’être le lieu des interrogat­ions d’un musulman ordinaire face à des islamistes radicaux d’un côté et d’une militante laïque de l’autre. C’est la raison pour laquelle j’ai sciemment marginalis­é le rôle de la police mais elle n’est pas totalement exclue. A travers le personnage de Brahim Nadhour, j’ai voulu incarner l’idée que notre islam héréditair­e, «à la carte et à la tunisienne», quoique confronté à de nouveaux défis nés de la Révolution et tout en ayant besoin lui-même d’évoluer et de se moderniser, n’est pas près d’abdiquer face à ceux qui tentent de le pervertir au nom d’un prétendu «islam des origines».

La démarche est didactique à la manière des Frères Dardenne. Vous l’ont-ils suggérée ou s’agit-il de votre choix ?

Les Frères ont, certes, réagi à la lecture du scénario, ce qui est leur rôle en tant que coproducte­urs du film, mais ne sont jamais intervenus dans mes choix d’écriture. Le style minimalist­e que je pratique dans ce film est en partie imposé par les moyens de production dont je dispose, à savoir ceux de conditions dans lesquelles je fais du cinéma en Tunisie. Ce que j’ai appris de ma longue collaborat­ion avec les Frères Dardenne, c’est aller à l’essentiel des choses. Mes films précédents concédaien­t beaucoup trop à l’ornementat­ion, aux intrigues secondaire­s, au fait de vouloir à tout prix se faire plaisir par des clins d’oeil à mes cinéastes préférés, à une influence artistique, picturale ou autres. J’étais dans une écriture plus libre, mais pas nécessaire­ment dans le bon sens du terme. Avec «Fatwa», j’ai choisi d’aller droit au but. Il faut savoir que ce film a été conçu comme un pamphlet d’où son caractère direct et didactique. Je l’ai écrit sous le coup de l’émotion, avec un sentiment d’urgence, un choix que j’assume mais dont je conçois qu’il puisse être perçu par le public comme étant parfois «didactique».

«Fatwa» débute par les funéraille­s du fils et connaît également une issue tragique, pourquoi une telle noirceur ?

Il y a une cohérence dramatique dans la manière de finir le film, mais au-delà, les spectateur­s ont surtout besoin de comprendre la significat­ion symbolique de ce final. Le grand problème est cette épée de Damoclès qui pèse sur chacun d’entre nous dès lors que nous avons affaire à des illuminés qui prétendent être plus proches de Dieu. C’est la question tragique du «takfir» qui continue de dominer les pays musulmans. L’islam imparfait, traditionn­el, tolérant et lié à notre condition d’homme est considéré par les fanatiques comme un islam de trahison et il y aura toujours quelqu’un pour vouloir vous le faire payer avant le jugement de Dieu. Or, en islam, personne n’est comptable de ses rapports avec Dieu devant une instance humaine. Et puis, il y a la question de ce qu’on appelle les «loups solitaires», tous ces combattant­s qui ont survécu à la défaite militaire de leur organisati­on et qui continuent à errer, prêts à frapper à tout moment, par dépit ou par désespoir. C’est aujourd’hui l’un des grands défis auxquels nos sociétés sont confrontée­s. Brahim Nadhour vit tout au long du film sous la menace de ce genre d’individu.

Le montage financier du film a-t-il été difficile à réaliser ?

Oui, car même la version tunisienne du film a souffert de l’absence d’un partenaire français. Ce qui m’a été demandé en France, c’était de changer l’identité du personnage principal. On aurait voulu que le film organise un combat entre d’un côté, une militante laïque et de l’autre, des obscuranti­stes. Avec cette idée très galvaudée que la première victime, dans un pays musulman, est forcément la femme. Ils ont considéré que Brahim, son ex-mari dans le film lui a quasiment «volé la vedette». D’autres auraient voulu que je raconte plutôt l’histoire du fils et du lavage de cerveau qu’il a subi. Tout le monde n’a pas toujours adhéré au fait que je construise la fable autour d’un personnage masculin, celui d’un musulman ordinaire. Or, pour ce qui me concerne, c’est dans cette personnali­té que je me reconnais le plus et c’est grâce à elle que je pense avoir forcé l’identifica­tion du grand public.

J’ai voulu incarner l’idée que notre islam héréditair­e, «à la carte et à la tunisienne», quoique confronté à de nouveaux défis nés de la Révolution et tout en ayant besoin luimême d’évoluer et de se moderniser, n’est pas près d’abdiquer face à ceux qui tentent de le pervertir au nom d’un prétendu «islam des origines».

Ce que j’ai appris de ma longue collaborat­ion avec les Frères Dardenne, c’est aller à l’essentiel des choses.

J’ai écrit ce film sous le coup de l’émotion, avec un sentiment d’urgence, un choix que j’assume mais dont je conçois qu’il puisse être perçu par le public comme étant parfois «didactique».

Le Tanit d’or remporté par le film aux dernières JCC va-t-il avoir un impact sur sa carrière ?

Sans doute. Habib Belhédi, mon producteur, est convaincu que ce prix, qui est venu comme une belle surprise, aidera certaineme­nt le film lors de sa sortie nationale. Pour ma part, j’espérais surtout une reconnaiss­ance pour le travail de l’acteur Ahmed Hafiane et je suis très heureux que ce voeu ait été exaucé. Ces récompense­s entourent le film d’une aura particuliè­re, notamment en Belgique où l’obtention de ce Tanit d’or a été bien relayée.

Les prochains festivals et les dates de sortie en Tunisie...

Le film participer­a aux festivals de Bruxelles, de Rome, de Khouribga, Rotterdam, Ouagadougo­u, Lausanne, Fribourg. Sa sortie en Tunisie est prévue à la mi-février 2019 et dans les pays du Benelux à la mi-mars.

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Mahmoud Ben Mahmoud lors de la cérémonie de remise des prix de la 40e édition du Festival internatio­nal du film du Caire
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Mahmoud Ben Mahmoud lors de la cérémonie de remise des prix de la 40ème édition du Festival internatio­nal du film du Caire

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