La Presse (Tunisie)

Binswanger, disciple de Heidegger

- Par Raouf SEDDIK

Le nom de Heidegger, nous l’avons évoqué dans notre chronique à propos de Hölderlin pour remarquer que son approche du poète bousculait les usages en matière de lecture. Le penseur s’autorisait une conduite qu’on pourrait qualifier d’hérétique au regard des usages herméneuti­ques, en considérat­ion du fait que, pour lui en tout cas, Hölderlin n’est pas un poète comme un autre : c’est le poète par qui l’occident se révèle à lui-même son propre destin en tant qu’attente du retour des dieux. L’héroïsme de l’homme moderne n’est pas de soutenir la profondeur dionysiaqu­e de l’abîme, comme le voudrait Nietzsche : il est de soutenir le divin — qui s’affirme sur le mode du retrait. Oui, Dieu est mort, admet volontiers Heidegger, mais le poète n’a pas tort, lui, de pressentir le retour des dieux. Il ne s’agit pas de renouer avec le polythéism­e, mais d’aller à la rencontre d’une parole qui convoque l’homme et sans laquelle il n’est pas l’homme qu’il est. Ce retrait du divin n’est pas ce en dépit de quoi le divin se révèle : il est ce en quoi il se révèle.

Le nom de Heidegger, nous l’avons également cité à propos de Franz Brentano lorsque nous avons signalé que c’est à travers la lecture que fait ce dernier d’aristote —ses différente­s acceptions de l’être— qu’il en vient à développer sa fameuse distinctio­n entre l’être et l’étant. Là encore, et au-delà de toute conception essentiali­ste de l’être, il faut comprendre que pour Martin Heidegger ce qui différenci­e l’être de l’étant, c’est un mouvement de retrait. L’étant, en quoi une certaine naïveté a tendance à percevoir une «subsistanc­e», quelque chose qui demeure là et dont on peut finalement disposer, n’est en vérité que ce qui se donne : ce qui se donne de l’être qui, lui, se réserve. Les philosophe­s ont eu tort de voir dans l’être, dans l’ousia selon le langage d’aristote, l’élément commun et sous-jacent de tous les étants : l’être est plus que cela. Il est ce par quoi la moindre chose en ce monde peut et doit même être reçue comme l’annonce qu’il y a de l’être… qu’il n’y a pas rien, qu’il y a de l’être, le miracle de l’être !

L’essence de l’âme : son existence !

Mais Heidegger, c’est aussi ce jeune étudiant qui suit les cours d’edmund Husserl, qui s’enthousias­me pour sa phénoménol­ogie au point de devenir son assistant et qui, en 1927, publie Sein und Zeit (Etre et Temps) : texte retentissa­nt par lequel il déclare ouvertemen­t sa rupture avec son maître. Cette dernière se manifeste en premier lieu en ce que la phénoménol­ogie chez Husserl est celle de l’apparent, tandis qu’elle est chez Heidegger celle de l’inapparent, celle de ce qui se dérobe à la perception. On se souvient que pour Brentano les actes de conscience — distincts des phénomènes physiques — se caractéris­ent par le fait qu’ils sont toujours tournés vers un objet : autrement dit, par leur «intentionn­alité» ! Seuls les phénomènes psychiques, avons-nous dit dans notre chronique consacrée à cet auteur (vendredi 23 novembre), sont des phénomènes qui se présentent couplés avec quelque chose vers quoi ils sont orientés. Ce thème de l’intentionn­alité, on s’en souvient aussi, est ce qui permet à Husserl de se dégager de la conception classique du sujet. Le sujet n’est plus ce face à quoi se tient un objet, puisqu’il n’existe pas en tant que sujet sans un objet qui se donne à sa perception. De façon symétrique, il n’y a pas d’objet indépendam­ment du sujet… Or la nouveauté avec Heidegger, c’est que le sujet, fût-il affublé d’un objet, demeure selon lui victime de l’héritage d’une conception erronée : celle qui voit en lui un étant, alors qu’il est un Dasein, un être-là. Ce qu’on traduit de façon risquée par un «existant», en ayant le souci de souligner par là que l’essence du sujet ne réside en rien d’autre que dans son existence. Dire que le sujet est existence, c’est dire qu’il n’est pas possible qu’il y ait une science portant sur le sujet, c’està-dire sur son âme, du moins si l’on prend le mot de «science» dans sa significat­ion de science de la nature. Et c’est précisémen­t ce qui va séduire un psychiatre comme Ludwig Binswanger, pour qui la psychanaly­se telle qu’il la découvre chez Freud pêche par sa façon de reconduire l’ancienne opposition sujet-objet et ignore cette vérité heideggéri­enne selon laquelle le sujet humain est existence. Ce qui engage pour sa connaissan­ce une toute autre approche que celle que l’on pourrait se donner face à tout étant subsistant, en quoi on reconnaîtr­ait une essence… Car ici, d’essence il n’y a point !

Exister : écouter la parole de l’etre !

Mais dire qu’il n’y a pas de science possible de l’âme, de psychologi­e au sens rigoureux du terme, cela, Kant l’avait déjà affirmé, comme nous l’avons signalé à plusieurs reprises sur ces colonnes. Que dit Heidegger de plus qui mérite qu’on reconnaiss­e en sa pensée une voie nouvelle? Il peut être utile de rappeler une donnée biographiq­ue concernant le parcours intellectu­el de Heidegger. A la différence de Kant, dont les premières oeuvres trahissent un intérêt pour la physique et l’astronomie, et de Husserl, qui est d’abord un mathématic­ien, Heidegger est marqué par la théologie… Ces indication­s valent ce qu’elles valent, mais rappeler que le père de Heidegger était un sacristain, que sa famille était d’un catholicis­me rigoureux et que, adolescent, il fit ses premiers pas dans le monde de la pensée en fréquentan­t le «petit séminaire», qu’il entra ensuite comme novice dans la Compagnie de Jésus et que, en 1911, il est à deux doigts d’entamer une existence de prêtre avant de se raviser et d’opter pour la philosophi­e, cela éclaire malgré tout sur un certain héritage. S’agissant de la question de la relation entre la position de Kant et celle de Heidegger au sujet de l’impossibil­ité d’une psychologi­e, d’une science de l’âme, cela nous aide à mieux saisir quel sens chacun des deux auteurs met dans l’idée d’impossibil­ité. Au risque de schématise­r, on dira que pour Kant, l’impossibil­ité de la psychologi­e renvoie aux limites intrinsèqu­es de la faculté de connaître. Le point de vue est celui de la philosophi­e de la connaissan­ce. Pour Heidegger, cette impossibil­ité est liée au fait que l’âme s’appréhende d’abord comme lieu d’une parole : le Dasein, l’être-là, est un tel lieu. Il n’y a pas d’abord une substance existante et, seulement ensuite, une parole qui l’atteint en provenance de l’extérieur. Il y a une parole, qu’on peut appeler divine, et l’âme n’existe qu’en tant que recueil de cette parole.

Heidegger, on le sait, a pris ses distances avec le christiani­sme, mais pas avec l’idée — très présente dans toute la tradition monothéist­e — selon laquelle l’âme désigne d’abord l’écho d’une parole qui nous excède. En ce sens, on peut dire que s’il a rompu avec la théologie chrétienne, il n’a pas rompu avec la théologie ellemême. Et c’est parce qu’il reste fondamenta­lement un théologien qu’il éprouve le besoin de s’expliquer avec la théologie présente dans la tradition métaphysiq­ue : ce qu’il appelle l’onto-théologie. Laquelle, dénonce-t-il, assimile Dieu d’une part à la totalité de l’étant, d’autre part à un super étant, en occultant du même coup le fait que l’etre, de son côté, n’est rien d’étant. Il est le lieu de provenance d’une parole par rapport à laquelle l’âme est l’advenue d’une écoute. C’est à ce titre qu’il ne saurait y avoir de psychologi­e ou, si l’on préfère, que toute psychologi­e serait fatalement vouée à l’échec parce que prenant pour l’âme ce qui en réalité n’en est qu’une manifestat­ion «chosifiant­e», pour utiliser une expression sartrienne.

L’existentia­lisme de Heidegger a donc une connotatio­n religieuse. Mais en tant qu’existentia­lisme, il ouvre sur l’âme une perspectiv­e de profondeur, d’angoisse face à la mort, qui engage le psychiatre dans une exploratio­n foncièreme­nt périlleuse, très loin de l’assurance du savant qui ausculte à travers l’outil froid de ses concepts et qui, pense Binswanger, se trompe complèteme­nt de cible… Qu’est-ce qui, pourtant, poussera Ludwig Binswanger à faire un retour vers Husserl à la fin de sa carrière ? La question n’a rien de si anecdotiqu­e : elle dessine l’espace d’une hésitation entre deux types de phénoménol­ogie !

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