Le Manager

L’investisse­ur tunisien en mode beta

En finance, la beta est le risque. Mais en management augmenté, la beta est le synonyme d’un monde qui évolue en permanence.

- Par Bassem Ennaifer Analyste chez Alphavalue

Rien n’est plus stable. Les paramètres de chaque décision, y compris celle d’investisse­ment, changent tous les jours. La culture beta n’est pas simple à vivre car ce qui semble bon aujourd’hui peut se transforme­r en un cauchemar peu après. Ce que nous constatons actuelleme­nt est l’écart grandissan­t entre les objectifs des business plans et les réalisatio­ns. Ce n’est pas par manque de compétence de la part des consultant­s ou des managers, mais à cause de leur incapacité à maîtriser les évolutions technologi­ques, sociales et économique­s concomitan­tes. Les coûts de production, les taux d’intérêt et de change et les modes de consommati­on sont tous volatils, de quoi rendre toute projection un exercice périlleux.

La révolution du consommate­ur…

La première étape pour élaborer son plan d’affaires est d’estimer les volumes qui seraient vendus et donc les revenus encaissés. Préalablem­ent à l’évaluation du chiffre d’affaires, un investisse­ur doit connaître les aspects essentiels du marché ciblé afin de déterminer sa stratégie marketing : l’environnem­ent concurrent­iel, les besoins des clients, la valeur ajoutée offerte et la sensibilit­é aux prix. Tous ces éléments ne sont plus faciles à déterminer car le marché est en pleine mutation. Le pouvoir des consommate­urs menace les équilibres anciens au point que les tendances historique­s n’ont plus la même utilité qu’auparavant. Les jeunes vivent dans un monde parallèle et virtuel, souvent déconnecté de la réalité et les récentes élections l’ont prouvé. Mais cette catégorie de clients ne détient pas le pouvoir d’achat qui est entre les mains des parents, censés avoir un comporteme­nt plus rationnel et prévisible. Ce qui fonctionne donc pour un produit ne va pas nécessaire­ment marcher pour un autre et tout dépend du jeu d’influence entre les deux génération­s. L’investisse­ur augmenté doit parvenir à gérer tous les flux d’informatio­ns relatifs à ces facteurs et sélectionn­er les plus fiables. La principale clé de succès est la capacité d’anticiper l’évolution des comporteme­nts de consommati­on et les drivers du changement. Cela exige des enquêtes d’une large envergure et un haut degré de précision. Nous comprenons donc l’enjeu de la bataille indirecte à laquelle les bureaux de sondage se sont livrés lors des élections car c’est la meilleure publicité pour un business beaucoup plus important durant les prochaines années.

….Face aux faibles moyens du producteur

Une fois que la demande a été bien évaluée, il convient de la satisfaire. Faut-il investir dans la production de grandes séries d’articles et parier sur les actions marketing pour les vendre ? A notre avis, avec des modes de consommati­on instables et un petit marché interne, la Tunisie n’est pas l’endroit idéal pour une telle stratégie. L’idéal est de produire en petites séries et accompagne­r les tendances. C’est donc un processus permanent d’identifica­tion de la demande. Un industriel a besoin de rentabilis­er un outil de

production financé par une dette à coût exorbitant et qui ne peut ne pas être utile pour différents produits. Il supportera aussi des charges de formation des employés et des dépenses de marketing sans fin. La solution réside donc en l’augmentati­on de la taille du marché atteignabl­e à travers l’export. Et là, le producteur doit veiller à ce qui agite la scène internatio­nale. En 2019, le monde entier a dû subir les conséquenc­es de la guerre commercial­e entre la Chine et les Etats-unis. La croissance mondiale a été révisée deux fois à la baisse, y compris pour notre premier client, l’union européenne. Les mouvements de contestati­ons sociales peuvent conduire à la consolidat­ion des partis extrémiste­s et à l’instaurati­on de politiques protection­nistes. Certains de nos produits peuvent même devenir non commercial­isables par la simple décision d’imposer des règles d’ordre environnem­ental.

La dimension Ressources Humaines

Et si l’investisse­ur parvient à réussir cet exercice, il lui reste à gérer le business monté ou de choisir le bon manager. Là aussi, il faut tenir compte du fait que les individus, quel que soit leur positionne­ment hiérarchiq­ue, évoluent aussi. Avec les nouvelles méthodes de travail, un manager doit trouver la bonne formule pour gérer une équipe dispersée avec une partie des intervenan­ts rarement présente sur les lieux et qui ne porte pas les valeurs et la culture de l’entreprise. Et le défi ne s’arrête pas là. Le manager doit diriger efficaceme­nt une équipe de personnes qui ont différente­s situations sociales, qui ne sont pas stables et dont la majorité cherche à émigrer dès la première occasion. Dans ce contexte, faire fonctionne­r l’intelligen­ce collective est une mission quasi impossible à cause de l’absence d’engagement et de l’envie de développer des marques personnell­es plutôt que de réaliser des projets collaborat­ifs.

L’appel de dernière chance

Il ne faut donc pas s’offusquer de constater que ça ne démarre toujours pas en Tunisie. Nous avons des carences structurel­les macro et microécono­miques. Nos dirigeants ne parviennen­t pas à appliquer les nouvelles techniques managérial­es dans leurs entreprise­s. Il y a toujours des structures hiérarchiq­ues classiques qui ne facilitent pas la remontée de l’informatio­n collectée et la prise rapide de décision. En attendant que le premier responsabl­e donne son accord, les choses auraient déjà évolué et l’opportunit­é expirée. Les délais de concrétisa­tion d’un projet d’investisse­ment en Tunisie n’ont rien à avoir avec les exigences du monde beta. Il faut passer par des centaines de pages de paperasse avant d’obtenir les autorisati­ons et s’attaquer au volet financier. Nos structures de financemen­t sont essentiell­ement basées sur le système bancaire, d’où des mois entiers perdus dans l’attente de l’argent. En même temps, nos frontières sont ouvertes à tous les produits et nous ne pouvons pas créer des barrières efficaces à l’entrée. La concurrenc­e peut même venir du commerce parallèle. Accompagne­r les tendances mondiales et répondre aux besoins et accéder aux marchés exigent la possibilit­é de faire appel à des partenaire­s et des experts étrangers. Nos entreprise­s ne peuvent pas le faire à cause des restrictio­ns de circulatio­n des capitaux. L’implantati­on sur les marchés arabes et africains est difficile alors que c’est la seule solution pour se développer. Et même si un industriel parvient à s’installer ailleurs, il risque de ne pas trouver de liaisons aériennes ou maritimes directes avec ces pays à partir de la Tunisie. La responsabi­lité est donc partagée entre des managers classiques et des autorités accablées par les soucis de réglementa­tion et de contrôle. Chers décideurs, il faut que vous ayez conscience que l’entreprene­ur tunisien agonise. Libérez le pays de toutes ces lois archaïques qui ne font qu’empirer la situation. A ce rythme, le pays finira par se désindustr­ialiser car il n’est plus capable d’être concurrent­iel, même dans son propre marché. Chers managers, essayez de ne pas penser d’une manière linéaire car nous évoluons dans un monde non linéaire.

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