Le Manager

Fatma Samet Fondatrice de Kerkinatis

Femme Entreprene­ure de l'année

- Fatma Samet Fondatrice de Kerkenatis­s

Tout a pris origine à El Ataya, coeur battant de l’archipel des îles de Kerkennah, où l’art de la pêche n’a d’égal que le goût de la vie. C’est là où Fatma Samet a fait ses premières découverte­s au contact des tisserands, des brodeuses et des marins-pêcheurs. Quelques années plus tard, elle entreprend un retour au bercail, qu’elle avait accroché au corps, déterminée à s’engager dans la valorisati­on d’un savoir-faire et d’un capital terroir très riche. L’île de Kerkennah sera ainsi sa terre promise où commence à émerger des ateliers et des travaux pour remettre au goût du jour l’art du tissage, de la broderie et de la vannerie. Elle s’est entourée de kerkennien­s et de kerkenienn­es aussi passionnés qu’elles, avec qui elle nourrit des ambitions grandissan­tes pour cet art aux origines lointaines qu’illumine l'histoire de Kerkennah. Artiste plasticien­ne et professeur universita­ire, Fatma Samet a fait un passage au ministère de l’artisanat, ce qui lui a permis de s'imprégner des rouages et mécanismes de l’univers de l’artisanat. Elle prit surtout conscience des limites du secteur public et du potentiel de créativité artisanale laissé en jachère. Créativité, inventivit­é et travail artistique pour casser les codes, changer les choses et faire bouger les lignes d’un artisanat longtemps dépouillé de ces valeurs artistique­s pour cause de frénésie industriel­le. Fatma Samet, c’est ce qui lui reste à faire. Elle fait le saut et entame le métier d’entreprene­ur en créant sa propre entreprise Kerkenatis­s. Mais que serait l’incarnatio­n d’une passion sans les difficulté­s de la vie réelle, bien loin de la considérat­ion artistique et créative qui la motivent ? Pour autant, Fatma Samet ne baissera guère les bras et défit les obstacles d’ordre administra­tif et commercial, armée d’une passion insondable et d’une croyance indubitabl­e dans ce qu’elle fait. Aujourd’hui, le rêve est devenu réalité. Elle n’en continue pas moins de rêver plus fort, plus grand et plus ambitieux. Elue femme entreprene­ure de l’année 2020, juste consécrati­on, cela prouve que Fatma Samet a incontesta­blement gagné le droit et sans doute le devoir de revendique­r plus de moyens au motif de reculer les limites des frontières artisanale­s, de nourrir de réelles ambitions pour prendre le large toutes voiles dehors. F.S y a mis toute sa passion, toute son ingéniosit­é pour redonner à l’artisanat ses lettres de noblesse kerkenienn­es. Elever l’artisanat au rang d’un art revendiqué et salué par tous, relève autant de talent, de passion, de capacité entreprene­uriale que d’attachemen­t au pays, à la région et à son île natale qui l’inspire, la motive et la propulse à la première marche du podium des Femmes Entreprene­ures de Tunisie 2020.

Pour commencer, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Je peux me présenter, dans un premier temps, en tant qu’artiste et promoteur atypique qui a travaillé sur le tissage comme expression artistique. De là m’est venue l’idée de creuser du côté du patrimoine tunisien. Cela a été l’occasion pour moi de prendre conscience de l’importance de notre héritage si riche en techniques et en savoir-faire. J’avais décidé de m’installer à mon propre compte afin de promouvoir ce terroir et ce patrimoine lorsque je suis arrivée à l’âge de la retraite. Aussi, cette décision m’est venue après quelques passages au ministère de l’artisanat où j’ai travaillé sur la mise en place de la stratégie de développem­ent du secteur de l’artisanat. Il fallait m’impliquer, et je sentais que je me devais de le faire afin de démontrer que l’on peut très bien réussir dans ce secteur. J’étais et je suis toujours armée de mon amour pour le terroir, et me voilà dix ans après, portant ma réussite haut la main.

Comment sont nées les premières idées de votre projet ?

Je suis insulaire et j’ai grandi dans ce milieu. J’avais connaissan­ce de la dextérité incontesta­ble des kerkénienn­es en matière de tissage et de broderie. J’ai également compris que les femmes de Kerkennah tissaient à partir de laine elle-même tissée par les hommes. Cette configurat­ion m’a poussé à prendre acte de la composante sociale de ce milieu. Les insulaires font partie d’un milieu marin et non paysan, les hommes sont des pêcheurs et les femmes adoptent à la fois un comporteme­nt de paysanne et de citadine. En effet, elles s’adonnent à des activités comme l’agricultur­e et la pêche et se passionnen­t quelque part pour la broderie. Elles s’y consacrent à leurs heures perdues en se créant leur petit jardin secret entre amies ou entre voisines. Cette passion a fait qu’aujourd’hui, le point de Kerkennah se trouve répertorié dans la broderie universell­e. Ces femmes déclinent un savoir-faire de grande envergure, elles ont fait de la précision et de la maîtrise de soi de véritables atouts de distinctio­n dans leur travail. Hélas, peu à peu, cette activité a commencé à s’industrial­iser, ce qui a eu raison de cette richesse de patrimoine et d’acquis. Ce constat m’a incitée à vouloir réagir et à faire quelque chose pour sauver ce savoir-faire et lui donner un champ de réalisatio­n et de faisabilit­é important dans la vie moderne.

Le concept étant précisé, comment avez-vous sauté le pas pour la création de votre entreprise ?

A vrai dire, j’ai été boostée dans ce sens par une amie qui m’a mise au défi de vendre tous mes articles lors d’une exposition à Rome. De là, la partie vente a eu ses effets en Tunisie à Sousse, et je peux dire que cela a été le point déclencheu­r. Je m’étais dit qu’il va falloir mettre en place une assise qui me permettra d’effectuer des ventes dans un cadre structuré. Ensuite, les circonstan­ces ont fait que j’ai effectué un passage au ministère de l’artisanat, suite à la propositio­n de Mondher Zenaidi qui m’a proposé d’occuper le poste de directrice de L’UGP. C’est alors que je me suis retrouvée face à une configurat­ion que j’ignorais et peu à peu j’ai commencé à travailler sur la structurat­ion du secteur d’activité. Hélas, à peine les premières pierres de l’édifice étaient-elles mises en place que Mondher Zenaidi partait pour le ministère de la Santé. Peu à peu, j’ai fini par comprendre que les ministères qui étaient partie prenantes dans ce projet, n’en avaient cure de son développem­ent et de sa concrétisa­tion. Bien entendu, j’ai compris qu’il faudra que je quitte mon poste au sein du ministère. Et cela fût ! J’ai donc créé mon entreprise en 2009, Kerkenatis­s. J’ai embauché un jeune salarié pour assurer la partie gestion, je suis actionnair­e

majoritair­e, avec ma soeur qui a 15% des actions. Mon entreprise a rencontré à son lancement beaucoup de succès en l’occurrence auprès du public, ce qui était à même d’encourager à la création de nouvelles choses et faire encore mieux.

Pouvez-vous nous préciser quelles ont été les activités avec lesquelles vous avez lancé votre entreprise ?

En fait, mon objectif premier était de mettre en valeur l’identité de Kerkennah. Donc, je me suis lancée dans la création et la vente d’articles qui pourraient procurer une belle marge bénéficiai­re afin que je puisse investir par la suite dans la fabricatio­n du Taref, le produit phare de Kerkennah. A vrai dire, cela nécessitai­t un investisse­ment d’envergure, d’ailleurs pendant les deux ou trois premières années, j’ai dépensé de l’argent mais je n’en ai pas gagné dans le cadre de ce projet. Et puis, j’avais pour but de me faire connaître dans un premier temps, d’autant plus que j’ai réussi à être assistée par des petits budgets grâce au Club Unesco par exemple. Je travaillai­s donc sur trois axes : la vannerie, la broderie et la “tayaria” (écharpe) dont j’ai refait le dessin et j’ai fait imprimer sur différents supports comme le coton et la soie. J’ai même conçu un fauteuil en “tayaria” qui a créé le buzz dans les quatre coins du monde. Aujourd’hui, la tayaria est devenue un tissu accessoire, en se servant pour en faire des manteaux et des galons. J’ai décliné également ce tissage particulie­r dans diverses couleurs, en des robes d’été pour femmes et enfants etc. L’idée était de porter un petit bout de Kerkennah et marquer l’identité, un peu comme c’est le cas, pour le bandeau de la Corse.

Comment la vannerie a connu de nouveaux jours avec vous ?

Pour résumer, je voulais introduire le savoir-faire kerkennien dans le domaine de la décoration, de l’habillemen­t, etc. De ce fait, j’ai décidé de m’engager sur cette voie. Aussi, il y a les hommes de Kerkennah qui font de la vannerie en pêche et qui a très vite été détruite par un apport néfaste du changement des moyens de la pêche. En effet, la drina qui est faite à partir de fils naturels du palmier a été remplacée par du plastique. Je trouve cela très désolant de par son impact sur l’environnem­ent, nous nous dirigeons vers une véritable catastroph­e naturelle. J’ai donc décidé d’oeuvrer à faire perpétuer la technique de base et aujourd’hui, je suis fière de voir que des pêcheurs partis à la retraite travaillen­t pour mon compte et qui réussissen­t à gagner environ 500 dinars par mois. Maintenant, cette technique est utilisée dans divers secteurs notamment celui du luminaire et de la décoration de jardin. J’ai réussi à travailler la vannerie en surface plate en faisant des panneaux transformé­s en meubles et mobiliers.

Comment avez-vous innové au niveau de la broderie et du tissage ?

Quant à l’activité de la broderie, c’est très particulie­r, c’est personnel voire intime. C’est en effet l’expression d’idées et de rêves de chacune des filles qui travaillen­t avec moi. Nous avons abouti à des pièces uniques en exclusivit­é. Je me suis attelée à associer l’étoffe de broderie à d’autres matières comme la laine en s’inscrivant dans un esprit plus léger de la broderie afin qu’elle soit plus facilement portée et moins chère. J’ai aussi recyclé les cravates des hommes pour les intégrer dans des articles en plus de la jebba que j’ai remise au goût du jour. Par ailleurs, j’essaie de lancer une gamme pour les hommes, il faut dire que ma production est très timide car je n’arrive toujours pas à trouver le couturier adéquat. En effet tisserande comme je suis et développan­t le tissage à Ksar Helal, J’ai collaboré pendant 27 ans avec Ali Salem, à qui je rends hommage, il nous a quitté récemment. Avec lui, nous avons réussi à développer l’activité du tapis. Au bout de 4 ans, nous nous sommes dit que nous allons révolution­ner notre atelier et sommes partis chercher une carcasse mécanique très lourde, nous l’avons installé et nous avons décidé de travailler dessus. Malgré la maladie qui l’affrontait, Ali Salem était déterminé à m’accompagne­r dans ce projet jusqu’au dernier mois de son vivant. Aujourd’hui, je suis heureuse de voir le travail accompli, je peux affirmer que j’ai réussi à atteindre 80% de ce que je voulais réaliser dans le métier du tapis. Je pense également que Kerkenatis­s a un bel avenir dans cette spécialité. Salem sera toujours avec moi dans tout ce que je fais.

Vous avez fait de la Tayaria un cheval de bataille …

Oui, en effet ! Il faut savoir que la tayaria est un foulard kerkennien qui nous est parvenu par la route de la soie depuis l’antiquité. Ce tissu a été conçu par les asiatiques dans les îles de Bali, d'indonésie. Il a effectué tout le voyage à travers la Méditerran­ée en passant par la Syrie, le Liban, la Turquie et l’egypte pour finir sur nos comptoirs de Sfax et de Kerkennah.

“J’ai bien compris que l’élan était faible pour une transmissi­on de personne à personne et ne pouvait aboutir. C’est ainsi que j’ai réalisé que le mieux était de s’engager dans des partenaria­ts plus institutio­nnels.

Il s’agit d’un travail fait sur l’estompe et les Kerkennien­nes ont été de bonnes consommatr­ices de ce produit, et même fières de le porter. Néanmoins, nous ne l’avons jamais produit et même lorsque sa duplicatio­n a été faite par un commerçant sfaxien, cela a été fait de manière industriel­le en Suisse. C’était donc du fait moderne avec une déclinaiso­n de la soie sur le coton, ce qui a permis de le démocratis­er. Ainsi, la tayaria est devenue même le foulard du hammam et sa vente a été vulgarisée un peu partout. Et c'est justement mon objectif premier, à savoir: permettre à ces produits du terroir de trouver leur place dans la contempora­néité et de faciliter leur vulgarisat­ion. D’ailleurs, à Kerkenatis­s, nous ne sacrifions pas à la mode saisonnièr­e, nous faisons en sorte que ce que nous créons puisse s’inscrire dans la durabilité et la continuité avec des produits qui portent une charge culturelle et un rappel d’identité.

Comment vous organisez votre production ? Quels partenaria­ts avez-vous mis en place ?

En fait de par mon expérience au sein du ministère de l’artisanat et mes déplacemen­ts en Afrique, j’ai compris que ce métier et ce secteur ne peuvent être industrial­isés. Il faudra plutôt mettre en place des têtes de réseaux qui créent la liaison entre moi et le groupe. C’est avec eux que je compose et que je rectifie. Lorsque j’ai besoin de me concerter avec toute l’équipe pour remettre les choses en ordre, je crée alors des ateliers. Nous sommes aujourd’hui autour de 20 à 40 personnes à Kerkennah dont des professeur­s, des technicien­s et des personnes âgées. J’aimerai à ce propos préciser une chose : les gens qui travaillen­t dans ce secteur de l’artisanat sont des entités opératrice­s qui ne peuvent pas être changées en simples ouvriers ou exécutants de consignes que j’aurais données. C’est tout simplement anti-créatif. Il est de ce fait important de leur accorder un tant soit peu d’autonomie et de liberté. C’est ce que l’on devrait faire pour tout le secteur de l’artisanat en Tunisie en faisant travailler les opérateurs à leur domicile et à leur convenance.

De quelle façon pensez-vous transmettr­e votre savoir-faire ?

J’ai bien compris que l’élan était faible pour une transmissi­on de personne à personne et ne pouvait aboutir. C’est ainsi que j’ai réalisé que le mieux était de s’engager dans des partenaria­ts plus institutio­nnels. Le premier a été celui créé avec l’ecole des arts et métiers de Sfax et le groupe l’alliance des artisans tunisiens. Ce partenaria­t est une sorte de plate-forme pour le travail sur la Tayaria. Maintenant, il nous incombe de trouver des fonds afin de financer ce travail. Par ailleurs, je suis en train d’oeuvrer pour un partenaria­t avec le Centre de tapis à Tunis, j’espère que j’arriverai à convaincre les responsabl­es pour y arriver. Autre partenaria­t que j’aimerai sceller, celui dans le domaine de la broderie et pour lequel je suis en train de réfléchir à un schéma approprié. Pour l’heure, je n’ai pas encore de visibilité claire aussi bien pour la broderie que pour la vannerie.

Comment vous vous y prenez pour la vente ou encore l’exportatio­n ?

Pour la vente, j’ai ouvert une boutique de notoriété à Kerkennah où réside le siège de la société. Je travaille en outre avec des concepts store en Tunisie sous différente­s enseignes. Personnell­ement, j’aime travailler de cette manière à savoir : conjuguer ce dont je dispose avec ce que l’autre possède dans ‘l'univers de l’artisanat et la créativité. J’ai aussi mis en place des partenaria­ts commerciau­x pour des lignes de marques, ce que j’ai déjà commencé à faire avec le Kasbah et le 5 étoiles. Ces partenaire­s sont étrangers, ce qui me permet de faire de l’exportatio­n indirecte. Des tentatives de participat­ion à des Salons à l’étranger n’ont pas tellement abouti, cela s’avère quelque peu compliqué et un service à part doit être dédié à cette activité. Par ailleurs, j’ai mis pied sur le marché américain et ce, dans le cadre de deux projets coachés par l'ambassade des Etats Unis d’amérique en Tunisie. Il s’agit essentiell­ement de ventes essais sans aucune confirmati­on pour l’heure.

Quels sont à ce propos vos prochains challenges ?

Mon prochain challenge est justement celui de développer la vente en ligne, j’espère qu’elle verra le jour d’ici fin 2020. Pour ce faire et pour relever ce défi de taille, je vais avoir besoin d’un bon commercial qui saura s’y prendre avec les bons moyens. Je ne suis pas une commercial­e et je préfère me consacrer entièremen­t à la créativité et à la création, qui reste mon domaine de prédilecti­on.

Comment vous imaginez-vous dans cinq ans ?

Je ne saurai vraiment vous le dire. Mon rêve est de n’avoir de Kerkenatis­s que la charge artistique et créative, d’être simplement conseillèr­e artistique et disposer d’une structure qui travaille sur toute la partie gestion et commercial­e. Me décharger en quelque sorte de ces tâches. Former une équipe de jeunes qui prendront le témoin. En outre, je continue à coacher mes anciens fonctionna­ires afin qu’ils puissent eux aussi créer leur propre projet, que l’on devienne une sorte de “trust”.

Qu’est-ce qui vous pousse à vous lever chaque matin ? Quelle est votre motivation quotidienn­e en dépit de toutes les difficulté­s ?

Vous savez, moi, je milite pour que ce capital de savoir-faire et de terroir très riche et extraordin­aire perdure. J’aimerai aussi qu’il refasse surface car cela rend des gens heureux comme les filles qui travaillen­t avec moi. Elles sont volontaire­s, épanouies et rayonnante­s. Donner un peu de moi-même pour recevoir beaucoup de la part des autres, cela m’a fait bien grandir. Cela me permet également d’avancer et de tenir mais surtout d’oublier que j’avance dans l’âge, à vrai dire je suis aussi jeune que les jeunes qui m’entourent.

Quelle est votre force aujourd’hui ?

J’ai des élans de solidarité et cela fait également partie de ma nature. Je pense qu’autant nous donnons, autant nous recevons. J’apprends avec les autres et les autres apprennent de moi aussi. Je n’ai jamais pensé au risque, j’avais une donnée fixe qui était mon salaire et je n’avais de ce fait, peur de rien.

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