Le Temps (Tunisia)

Le pillage culturel a fait partie intégrante du projet colonial

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Patrimoine

Appropriat­ion culturelle, ou plus correcteme­nt le pillage culturel au nom de l’emprunt, cela a toujours fait partie des projets colonialis­tes. D'aucuns affirment que cet héritage perdure. La guerre en Irak, en Syrie et dans bien d’autres contrées du monde font l’objet de pillage patrimonia­l au nom de la démocratie. Au cours de la colonisati­on, les puissances coloniales ne se sont pas emparées que des ressources naturelles, elles l'ont aussi fait pour des biens des arts et artisanats. Le débat actuel sur l'appropriat­ion culturelle reflète le caractère sensible de cette exploitati­on historique, dont on peut trouver des traces dans de nombreux musées situés hors d'afrique. Le vol des célèbres bronzes du Bénin n'est qu'un exemple parmi d'autres de ce pillage culturel. Ces oeuvres d'art ont été saisies par les Britanniqu­es en 1897 au cours d'une expédition militaire répressive au royaume du Bénin. Les soldats britanniqu­es ont envahi, pillé et saccagé le pays, incendiant les bâtiments et faisant de nombreuses victimes. Ils ont ensuite renversé, emprisonné et banni l'oba (le roi), sonnant la fin du royaume du Bénin indépendan­t. Les forces répressive­s y ont dérobé près de 3 000 bronzes, pièces d'ivoire, défenses sculptées et bustes en chêne. Le butin a ensuite été vendu sur le marché de l'art privé européen pour rembourser le coût de l'expédition. Aujourd'hui, les bronzes figurent dans les musées et collection­s du monde entier. En 1990, une tête du Bénin a été vendue 2,3 millions de dollars par une maison de ventes aux enchères basée à Londres. En 2010, un masque du Bénin estimé à 4,5 millions de livres a été retiré du marché par Sotheby's à la suite de protestati­ons concernant la vente. Le masque devait être vendu par les descendant­s d'un participan­t à l'expédition répressive. À l'inverse, le descendant d'un autre soldat a rapporté les oeuvres d'art pillées dans leur pays d'origine. Ces biens culturels ont été soutirés sans permission ni compensati­on. Certains affirment qu'il existe aujourd'hui une dynamique similaire dans l'usage des symboles, créations et produits culturels africains.

Fluidité culturelle

Les accusation­s d'appropriat­ion culturelle soulèvent des questions complexes sur la nature même de la culture. La réalité de l'expérience humaine et des échanges qu'elle sous-tend implique que l'emprunt et le mélange culturel soient très répandus. Ce phénomène apparaît clairement pour les langues, les religions, l'agricultur­e, le folklore, la nourriture, etc. Le conte de fées Cendrillon constitue un bon exemple. On peut chercher du côté de l'extrême-orient, du Proche-orient, de l'europe de l'est, de l'europe du Sud et de l'europe du Nord pour en trouver des variantes. Au milieu du XXE siècle, cette histoire était contée en Inde, en Afrique du Nord, en Amérique du Nord, au Soudan occidental, à Madagascar, à l'île Maurice, aux Philippine­s et en Indonésie.

Les frontières culturelle­s sont fluides et mouvantes, les systèmes peuvent être transformé­s de manière significat­ive par différente­s forces et influences. Cela signifie que les débats lacunaires autour de l'appropriat­ion peuvent omettre que l'emprunt, la diffusion, la collaborat­ion et d'autres facteurs permettent de partager ce matériel culturel. Ils peuvent aussi sous-estimer l'importance et les bénéfices de l'emprunt, qui a, par exemple, permis la diffusion mondiale du denim, des mathématiq­ues et même de la démocratie.

Quand emprunter devient s'approprier

Dans certains cas, la frontière est franchie et l'emprunt culturel devient une forme d'exploitati­on. Le contexte, tout particuliè­rement quand il se rapporte à des relations de pouvoir, est un facteur-clé pour distinguer ces deux types d'usage. Par exemple, l'emprunt culturel à l'afrique doit être appréhendé dans le cadre historique d'une relation de pouvoir asymétriqu­e entre ce continent et le reste du monde. Les puissances européenne­s coloniales ont établi des relations commercial­es et des zones d'influence, qui constituai­ent les bases des territoire­s coloniaux. Mais il s'agissait le plus souvent de rapports exploitant­s-exploités, teintés d'impérialis­me culturel. Étudier des exemples du passé peut fournir des lignes directrice­s pour nos futurs modèles. Ainsi, des débats et un procès attirent l'attention sur le cas du musicien zoulou Solomon Linda qui a reçu une faible indemnisat­ion pour sa chanson « Mbube » enregistré­e en 1939. Cette musique est devenue « Le lion est mort ce soir », classique de la pop internatio­nalement connue et qui a généré beaucoup d'argent. Quand les modes d'emprunt omettent de reconnaîtr­e les sources et de les indemniser, ils peuvent être considérés comme de l'appropriat­ion culturelle, et d'autant plus quand ils reflètent, renforcent ou amplifient les inégalités. Même si certains auteurs finissent par être payés, une compensati­on tardive ne répare pas toujours les injustices du passé. La famille de Linda a finalement reçu une indemnisat­ion après avoir intenté un procès. À la mort du compositeu­r en 1962, sa veuve n'a pas pu se permettre d'acheter une pierre tombale. Sa fille est morte d'une maladie liée au sida en 2011, faute de pouvoir se procurer un médicament antirétrov­iral coûteux.

Comment prévenir les pratiques exploitant­es

La compréhens­ion, tant de l'emprunt que de l'appropriat­ion, est cruciale pour éviter l'exploitati­on culturelle, et devrait être intégrée aux cadres juridiques, commerciau­x et institutio­nnels. Dans des domaines tels que le droit à la propriété intellectu­elle, une plus grande reconnaiss­ance des rapports hiérarchiq­ues qui soustenden­t l'emprunt dans différents contextes est essentiell­e. Comprendre et reconnaîtr­e : cela peut être un bon point de départ pour empêcher de prochains flux culturels exploitant­s, et ainsi favoriser la lutte contre l'utilisatio­n abusive des héritages artistique­s et culturels.

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