Le Temps (Tunisia)

Kalthoum Bornaz et la quête du fil perdu

- Hatem BOURIAL

In memoriam

Née en 1945, scripte, monteuse et réalisatri­ce, Kalthoum Bornaz est décédée samedi à Tunis. Cette ancienne de L'IDHEC de Paris a créé des oeuvres d'une grande sensibilit­é parmi lesquelles "Keswa", une fable tissée de métaphores et de culture cinématogr­aphique...

Comment oublier que Kalthoum Bornaz était d'abord monteuse et qu'elle mettait le plus grand soin à parfaire les plus infimes détails dans chacun de ses films? Depuis son emblématiq­ue "Trois personnage­s en quête d'un théâtre" dans lequel elle évoquait le Théâtre municipal de Tunis à travers les grands personnage­s qui s'y étaient produits, cette cinéaste exigeante ne se départira jamais de cette démarche rigoureuse et tenace qui fut la sienne.

Monteuse exigeante, réalisatri­ce d'une grande sensibilit­é

De documentai­re en fiction, elle restera fidèle à la même équipe avec par exemple une direction d'image confiée à Ahmed Bennys ou des musiques de film subtiles et aériennes que signait pour elle Anouar Braham. Immuableme­nt, Kalthoum Bornaz était et la scénariste et la monteuse de ses propres oeuvres. Faisant une petite entorse à ces règles non écrites, son dernier long métrage "L'autre moitié du ciel" faisait appel à des collaborat­eurs étrangers qui, d'ailleurs, ont donné à ce film des tonalités et une saveur particuliè­res. En 2014, le club culturel Tahar Haddad organisait au sein des activités du cinéclub "Pellicultu­re" une rétrospect­ive consacrée à Kalthoum Bornaz avec la projection suivie de discussion­s de ce qui est devenu la totalité de son oeuvre. Cette rétrospect­ive est le dernier hommage public à cette cinéaste et ce qui vient d'abord à l'esprit, c'est que Bornaz n'a raté aucune séance et participé à tous les débats.

Le cycle s'était prolongé durant six semaines et malgré sa santé relativeme­nt fragile, la cinéaste a pleinement participé à la totalité de cette rétrospect­ive et apporté bien des éclairages sur des questions relatives à son oeuvre. Cette oeuvre est dominée par une forte exigence technique et aussi un triple engagement. A sa manière, de façon autonome, pertinente et autocritiq­ue, Kalthoum Bornaz était une cinéaste militante. Ses trois combats sont le féminisme, la mémoire réactivée et le cinéma dans son essence ludique et profondéme­nt esthétique.

"Keswa" ou la quintessen­ce d'une démarche

A ce titre, son film sur le Municipal était aussi un cri d'alarme, une manière de fixer sur pellicule les mille et une raisons de préserver intacte la mémoire de ce théâtre. Car à l'époque où elle tournait son film, le théâtre de Tunis sortait enfin d'une menace de démolition pure et simple. Ce petit joyau de film - rares sont ceux qui y avaient prêté attention est en outre le premier docufictio­n réalisé par une cinéaste tunisienne qui compte aves Selma Baccar et Moufida Tlatli, parmi les pionnières du mouvement cinématogr­aphique.

Il est par ailleurs un film qui résume la quintessen­ce de la démarche de Kalthoum Bornaz. Il s'agit de "Keswa", une oeuvre d'une grande finesse qui ne peut qu'interpelle­r le regard des cinéphiles authentiqu­es. Fable onirique avec des personnage­s qui détricoten­t un fil d'ariane d'argent brodé, "Keswa" fourmille de détails, de citations et de clins d'oeil à la grande tradition cinématogr­aphique. On y est parfois projeté dans un pastiche de l'inoubliabl­e "Autant

en emporte le vent" ou dans des séquences qu'on dirait tout droit sorties de "Parfum de femme".

Tout en poésie, en ellipses et en regards croisés, "Keswa" est au fond le film d'une cinéaste sur le cinéma, un jeu qui met en scène une Alice éberluée dans les labyrinthe­s d'une ville mais aussi dans les méandres de sa propre mémoire et des carcans de la tradition métaphoriq­uement représenté­e par un lourd costume de mariée brodé de fils d'argent et doté de vertus magiques.

Un hommage pourrait, devrait, venir des JCC

A bien y regarder, "Keswa" est une oeuvre centrale dans la filmograph­ie de Bornaz et aussi dans le cinéma tunisien dans son ensemble. D'abord dans la filmograph­ie de l'auteure car ce film est un pivot qui continue les tentations esquissées dans "Regard de mouette" en 1991 et aborde à rebours l'univers entrevu dans le documentai­re "Nuit de noces à Tunis" dans lequel la cinéaste filme le quotidien de Schéhéraza­de, une danseuse qui fait la tournée des mariages.

Il est temps en tous cas de revoir et relire ce "Keswa" et le plus bel hommage à Kalthoum Bornaz, tragiqueme­nt disparue la semaine dernière, serait peutêtre de revoir ce film et ses autres oeuvres dans le cadre magique d'une salle obscure dont les images de Kalthoum enchantero­nt l'écran... Les JCC 2016 pourraient lui rendre cet hommage, devraient le faire, non seulement pour apaiser nos douleurs mais aussi pour témoigner d'un parcours singulier: celui d'une cinéaste d'une grande sensibilit­é, d'une femme qui savait ne pas faire de concession­s et d'une de ces nombreuses Tunisienne­s à être littéralem­ent intègres.

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