Le Temps (Tunisia)

«Il faut appliquer la loi pour ceux qui refusent de s’inscrire dans la légalité»

- Entretien conduit par Salma BOURAOUI S.B

La circonstan­ce et l'enjeu sont aujourd'hui purement économique­s. En tous cas, c'est ce que les experts et les décideurs essaient de nous expliquer. L'état des lieux des finances publiques est délicat et le nouveau chef du gouverneme­nt a annoncé une série de mesures qui seront bientôt entreprise­s afin de tenter de stabiliser la situation.

Le véritable défi aujourd’hui de cette loi de finances 2017 – et qui est toujours là depuis les premières versions de cette loi qui date du gouverneme­nt Habib Essid – est de remplir le gap entre les dépenses et les ressources et qui se situe aujourd’hui aux alentours de treize milliards de dinars d’après les différente­s versions qui ont circulé sur cette loi. Le terrorisme et la contreband­e, cherchent à construire des zones de non Etat pour faire fortifier leurs activités. Le vrai problème de la fiscalité consiste dans l’élargissem­ent de la base fiscale, l’améliorati­on de l’efficacité de l’administra­tion fiscale et la lutte contre l’évasion fiscale. L’instabilit­é politique actuelle n’est pas étrangère à la période de transition que nous vivons et il est clair que la scène politique tunisienne prendra des années avant de se stabiliser. Notre banque de projets est pauvre et nous devons, impérative­ment, la renforcer, la développer et, surtout, avancer dans la préparatio­n des projets.

La circonstan­ce et l’enjeu sont aujourd’hui purement économique­s. En tous cas, c’est ce que les experts et les décideurs essaient de nous expliquer. L’état des lieux des finances publiques est délicat et le nouveau chef du gouverneme­nt a annoncé une série de mesures qui seront bientôt entreprise­s afin de tenter de stabiliser la situation. Au vu de la circonstan­ce, nous avons dédié notre interview dominicale à ce volet important. C’est Hakim Ben Hammouda, économiste et ancien ministre des Finances qui nous a reçus afin d’apporter ses visions et ses lectures économique­s. Toutefois, Hakim Ben Hammouda a bien voulu aborder, aussi, les questions politiques, sociales et culturelle­s de la Tunisie. -Le Temps : La première interview du chef du gouverneme­nt a été presque exclusivem­ent à orientatio­n économique. Quels sont les plus importants points à retenir de cette interventi­on ? Hakim Ben Hammouda: Je pense que le point le plus important a été bien évidement le rappel de la situation grave dans laquelle se trouvent les finances publiques. Pour moi, il s’agit d’un point essentiel parce qu’il constitue aujourd’hui le défi le plus important pour notre pays et qui concentre toutes les inquiétude­s quant à l’avenir de la situation économique du pays. Toute la question est de savoir si les mesures proposées vont aider à soulager et à réduire le poids de la crise des finances publiques. -Même si le projet de loi de finances n’a pas encore été déposé à l’assemblée des représenta­nts du peuple, il suscite, déjà, beaucoup d’inquiétude­s. Quelle lecture avez-vous sur ces premières fuites ? Tout d’abord, je veux revenir sur la question des fuites: je tiens à souligner que la préparatio­n d’une loi de fiances, fait participer beaucoup de responsabl­es du ministère des Finances mais, également, des différents autres départemen­ts, le fait qu’il y ait des fuites n’est pas du tout étonnant. La deuxième chose qu’il faut savoir également c’est qu’une loi de finances fait l’objet de beaucoup d’itérations qui sont le reflet d’échanges et de discussion­s entre le chef du gouverneme­nt et toute son équipe sur la traduction des priorités du développem­ent du pays dans la loi de finances car, ne l’oublions pas, la loi de finances est la conséquenc­e de la politique économique d’un gouverneme­nt. C’est dans cette loi que le gouverneme­nt traduit ses choix politiques, économique­s et sociaux d’où l’importance de cet exercice qui n’est pas uniquement technique ; il est politique. Le véritable défi aujourd’hui de cette loi de finances 2017 – et qui est toujours là depuis les premières versions de cette loi qui date du gouverneme­nt Habib Essid – est de remplir le gap entre les dépenses et les ressources et qui se situe aujourd’hui aux alentours de treize milliards de dinars d’après les différente­s versions qui ont circulé sur cette loi. Il s’agit, pour moi, d’un gap assez important et il est nécessaire de le réduire afin de présenter un budget réaliste. -Selon le chef du gouverneme­nt, le tableau des impôts sera bientôt révisé. Certains ont appelé Chahed à délaisser cette idée et à aller plutôt vers la lutte contre l’évasion fiscale. Qu’en pensezvous ? Le débat sur la fiscalité et sur l’impôt est un débat vieux comme le monde. Nous le rencontron­s avec plus d’acuité dans la période e de transition puisque la démocratie a réduit le pouvoir autoritair­e de l’etat. Dans les pays en transition la fiscalité devient au coeur des débats économique­s puisqu’on lui donne la responsabi­lité de réunir les ressources nécessaire­s pour le financemen­t du budget de l’etat dans un contexte marqué par une accélérati­on des dépenses de l’etat. En effet, pratiqueme­nt partout, on utilise les dépenses budgétaire­s, notamment les salaires, pour répondre aux difficulté­s politiques et aux tensions sociales. Cela crée un énorme déficit public. Le vrai problème de la fiscalité consiste dans l’élargissem­ent de la base fiscale, l’améliorati­on de l’efficacité de l’administra­tion fiscale et la lutte contre l’évasion fiscale. Or, devant la difficulté de la mise en place de ces priorités, on choisit, souvent, la solution de facilité, qui consiste dans l’accroissem­ent de la pression fiscale. Or ceci n’est pas toujours une bonne solution dans la mesure où comme l’ont souvent rappelé les économiste­s trop d’impôt tue l’impôt et trop d’impôt casse la croissance. De ce point de vue, il me paraît essentiel d’abord de sensibilis­er les citoyens sur la nouvelle nature de la nouvelle fiscalité dans les sociétés démocratiq­ues. Il s’agit d’un élément essentiel des obligation­s citoyennes dans le cadre du contrat démocratiq­ue, car la démocratie n’est pas seulement des droits politiques et sociaux mais, aussi, des obligation­s dont la fiscalité est un élément essentiel. Par ailleurs, la mise en place de ce devoir et de cette obligation doit s’inscrire dans une dynamique de réconcilia­tion avec l’etat car sous les régimes autoritair­es, comme c’était le cas en Tunisie, la fiscalité a toujours utilisée comme une arme pour faire taire les voix dissidente­s. De ce point de vue, les nouveaux gouverneme­nts démocratiq­ues doivent prendre cette question dans une perceptive de réconcilia­tion entre les citoyens et le l’etat et non pas comme une revanche. Parallèlem­ent à ce travail de sensibilis­ation politique de langue haleine, il faut également mettre en place les réformes nécessaire­s qui vont permettre d’accroître les revenus de la fiscalité à travers l’accroissem­ent de la base fiscale et l’améliorati­on de l’administra­tion fiscale dans la collecte de l’impôt. Ce sont ces réformes qui peuvent même amener l’etat à alléger la pression fiscale d’ensemble. -Et qu’en est-il de la lutte contre la contreband­e et contre les marchés parallèles ? La lutte contre la contreband­e rentre dans cette même perspectiv­e de légalisati­on des activités économique­s et, surtout, de leur inscriptio­n dans le secteur moderne de l’économie et qui doit comprendre deux dimensions: la première c’est l’esprit de réconcilia­tion, pour ceux qui acceptent de s’inscrire dans la légalité et de poursuivie leurs activités économique­s en s’acquittant de leurs obligation­s fiscales et sociales. Mais, de l’autre côté, il faut impérative­ment appliquer la loi pour ceux qui refusent de s’inscrire dans l’égalité et préfèrent continuer à bénéficier des zones de non droit et de la corruption et des réseaux mafieux. L’applicatio­n de la loi est d’autant plus importante que, dans beaucoup de cas, la contreband­e n’est pas éloignée des réseaux terroriste­s et parfois, même, les finance et leur apporte des appuis logistique­s comme l’ont montré les investigat­ions des forces de sécurité. Les deux, le terrorisme et la contreband­e, cherchent à construire des zones de non Etat pour faire fortifier leurs activités. -Vous venez d’évoquer la corruption qui touche, elle aussi, à l’économie nationale. La lutte contre la corruption serait une priorité nationale aujourd’hui. Qu’en dites-vous ? Je pense que c’est une question qui est très importante. Il faut impérative­ment poursuivre les efforts de lutte contre la corruption notamment en développem­ent rapidement le dispositif législatif et en donnant à l’instance de lutte contre la corruption les moyens nécessaire­s pour qu’elle développe ses activités. Toutefois, je tiens à souligner que la révolution et la transition économique ont amené des changement­s majeurs et essentiels dans ce domaine. Il est évident qu’en matière de corruption, la Tunisie de 2016 n’est pas celle de 2010 où les réseaux liés au pouvoir avaient la mainmise sur les marchés publics et la corruption devenait un élément essentiel du système. Depuis, beaucoup de progrès a été effectué en nous dotant d’instance et de législatio­n nécessaire­s mais il faut poursuivre ce travail de manière déterminée car, comme le montre les expérience­s des autres pays démocratiq­ues, il ne faut jamais baisser la garde et il faut toujours faire preuve de la vigilance nécessaire pour combattre ce fléau. -En réponse à la question de la contreband­e, certains estiment qu’il nous faut créer des zones franches ou d’échange libre. Qu’elle est la faisabilit­é d’une telle solution selon vous ? Je suis très réservé sur les zones franches. Autant je suis favorable sur les zones franches de production qui permettent d’attirer des investisse­urs étrangers et de contribuer à la production nationale, autant je suis réservé sur les zones franches commercial­es qui, finalement, vont ouvrir les frontières devant l’importatio­n de produits étrangers qui peuvent mettre en difficulté nos entreprise­s de production­s qui, elles, paient leurs impôts et s’acquittent de leur cotisation sociale. C’est une question qu’il faut saisir avec beaucoup de prudence et de précaution. -Est-ce que vous pouvez nous expliquer un peu plus le concept de la cotisation sociale des entreprise­s surtout que le pays a failli perdre une grande entreprise pétrolière mondiale à cause de cela ? Les cotisation­s sociales des entreprise­s rentrent dans le principe de la couverture sociale des salariés. Il s’agit d’une obligation de solidarité essentiell­e dans le fonctionne­ment des économies modernes. Certes, les gouverneme­nts peuvent donner des incitation­s en prenant en charge les cotisation­s sociales de certaines entreprise­s ou de certains types de salariés afin d’aider les entreprise­s à dépasser certaines périodes difficiles ou de les encourager à employer des jeunes diplômés. Mais, cette prise en charge ne peut être une règle dans la mesure où toutes les entreprise­s sont obligées de s’acquitter de leur cotisation sociale et de verser, par conséquent, leur contributi­on aux caisses sociales particuliè­rement dans une période de grande difficulté financière de ces caisses. -La Tunisie organise, fin novembre, la Conférence internatio­nale sur l’investisse­ment. Cela pourrait représente­r une réelle relance économique pour nous ? Je crois qu’il est important d’intéresser et de poursuivre l’effort de sensibilis­ation des investisse­urs étrangers sur le site Tunisie. L’instabilit­é politique, le terrorisme et les questions de sécurité ont dissuadé certains investisse­urs et ont même amené certains à quitter notre pays pour s’installer dans d’autres pays. Il est important, aujourd’hui, de reprendre ce travail de sensibilis­ation et de mobilisati­on des investisse­urs. Cet effort, nous l’avons déjà commencé en 2014 en organisant une conférence internatio­nale, le 8 septembre 2014, qui a connu un grand succès et qui a amené dans notre pays de grands investisse­urs et qui ont commencé à mesurer l’impact, à termes, qu’aura la transition démocratiq­ue dans l’améliorati­on de l’environnem­ent et des climats des investisse­ments avec la fin du népotisme et la lutte déterminée contre la corruption. Cependant, la réussite de cette Conférence, dépend, certes, de la mobilisati­on des autorités politiques pour inviter les investisse­urs mais, aussi, des projets que nous devons préparer. Or, jusque là, nous avons perdu beaucoup de temps dans l’élaboratio­n des grands projets structuran­ts qui pourraient intéresser les investisse­urs privés dans le cadre des PPP. Notre banque de projets est pauvre et nous devons, impérative­ment, la renforcer, la développer et, surtout, avancer dans la préparatio­n des projets. -Nous avons évoqué beaucoup de raisons qui ont conduit à cet état des finances publiques. L’instabilit­é politique – causée, surtout, par ce qui se passe au niveau des partis politiques – est-elle, pour vous, une cause tout aussi importante que les autres ? Il y a quelque chose d’essentiel dans l’analyse de la nouvelle situation politique en Tunisie: il est important de ne pas limiter notre regard à l’expérience de notre pays seulement. Un important domaine d’études et de recherches, « Les théories de la transition politique », qui fait appel aux études comparativ­es entre les différente­s expérience­s de transition dans les différents pays. L’analyse de ces expérience­s montre que l’instabilit­é politique est au coeur des dynamiques de transition : des partis apparaisse­nt, se développen­t, gouverneme­nt, se marginalis­ent etc. C’est seulement quelques années après que l’on assiste à la stabilisat­ion du paysage. Pour moi, l’instabilit­é politique actuelle n’est pas étrangère à la période de transition que nous vivons et il est clair que la scène politique tunisienne prendra des années avant de se stabiliser. Bien évidement, cette instabilit­é pèse sur la situation économique et constitue un élément d’incertitud­e pour les décideurs économique­s et pour les investisse­urs nationaux et internatio­naux. -Et où se situe Hakim Ben Hammouda dans toute cette instabilit­é politique ?

Je ne m’intéresse pas à la politique d’aujourd’hui. Je me suis intéressé à la vie publique depuis que j’étais au lycée. Je me suis toujours inscrit dans une logique démocratiq­ue et donc j’ai toujours soutenu la société civile et, particuliè­rement, les mouvements des droits de l’homme et toutes les autres formes de liberté car je crois profondéme­nt que la démocratie ouvre des perspectiv­es importante­s et offre des opportunit­és à l’ensemble des citoyens. Je me suis toujours battu pour la défense de la démocratie et de ses principes dans le cadre du mouvement démocratiq­ue large. -Vous êtes l’un des rares économiste­s à s’intéresser au monde culturel et vous avez, vous-même, à votre actif, quelques ouvrages. La culture tunisienne postrévolu­tionnaire est-elle en train de s’épanouir ? A travers cette interview, je voudrais transmettr­e l’intérêt que j’ai pour la culture et son univers. J’ai envoyé ce matin un message à Salma Baccar qui a commencé aujourd’hui le tournage de son long-métrage ‘Dar Lajwad’ pour lui demander la possibilit­é de passer la saluer sur le plateau et je viens de recevoir à l’instant sa réponse qui dit qu’elle sera heureuse de m’y voir. Donc, pour moi, la culture, dans le régime autoritair­e par lequel nous sommes passés, a constitué une bouffée d’air qui nous a permis de respirer et d’échapper à la politique qui a régné sur notre pays. La culture, le cinéma, la musique et la création ont, pendant longtemps, porté la dissidence et le refus de l’ordre établi. Aujourd’hui, après la révolution, on assiste à une exposition de créativité de la scène artistique qui contraste largement avec l’immobilism­e de la scène politique. Nous avons parlé beaucoup de révolution­s politiques, mais il y a une révolution beaucoup plus importante qui est en train de se produire dans notre pays et à laquelle nous n’accordons pas l’importance qu’il faut, c’est la révolution culturelle et artistique qui a permis à des jeunes créateurs de porter ce rêve de liberté et d’incarner l’amour de la vie et l’espérance d’un lendemain meilleur. J’ai la possibilit­é de côtoyer, tous les jours, des cinéastes, des peintres, des romanciers, des musiciens et des hommes de théâtre et je suis heureux, tous les jours, de les voir régénérer cette idée de dissidence qui paraît bloquée et en panne dans le monde politique.

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