Le Temps (Tunisia)

Les oeuvres de Zoubeïr Turki à Sidi Bou Saïd

- Houcine TLILI

La galerie Saladin inaugure la saison culturelle par un signal très fort qui signifie que cette petite galerie s’accroche bien à sa politique d’expansion et de renforceme­nt de son activité de mise en valeur des production­s artistique­s des artistes tunisiens du présent ou du passé qu’ils soient morts ou vivants.

La galerie Saladin voue son espace cette fin de mois de septembre 2016, aux travaux d’un artiste illustre qui a marqué de son empreinte l’art émergent de notre pays entre les années 60 jusqu’à nos jours. Nous voulons parler de Zoubeïr Turki.

Zoubeïr Turki est né en 1924. Il est mort en 2009. Ce peintre a participé intensémen­t à asseoir le mouvement pictural en Tunisie au niveau socio-économique, culturel et évidemment artistique. Il a participé à établir des rapports entre l’art, la politique et l’administra­tion à l’époque de la constructi­on de l’etat national et imposé avec ses amis du groupe de l’école de Tunis, les valeurs esthétique­s qu’ils privilégia­ient. Zoubeïr Turki a activement participé à structurer le secteur des arts plastiques, la commission d’achat, le Centre d’art vivant du Belvédère. Ce Centre, malheureus­ement, n’a pu continuer à animer les arts plastiques dans notre pays et aucune structure muséale ou autre n’a pu, depuis, jouer un rôle dans la mise en valeur de notre patrimoine plastique.

Notre fonds d’arts plastiques continue à connaître les vicissitud­es de la mauvaise conservati­on, de l’humidité et du mauvais entretien. Nous regrettons profondéme­nt cela et continuons à militer pour qu’un musée national d’art moderne et contempora­in puisse voir le jour et qu’il soit érigé dans la future Cité de la Culture à Gambetta et qui accueiller­a, espérons-le, les oeuvres provenant du fonds national d’arts plastiques de Ksar Saïd et ceci, après inventaire, restaurati­on et remise en état technique.

Des études exhaustive­s mettront, alors, en valeur des centaines d’oeuvres, dont certaineme­nt, des oeuvres de Zoubeïr Turki, qui nécessiten­t elles aussi, des actions de sauvetages urgentes.

L’intérêt de l’exposition proposée par la Galerie Saladin est du même ordre que celui qui sera entrepris dans quelques temps par le ministère de la Culture et qui vise à la mise en valeur des oeuvres du peintre Zoubeïr Turki. L’exposition d’aujourd’hui vise, également, à cette mise en valeur historique d’une collection presque inédite et effectuée par le peintre lui-même de son vivant alors qu’il avait l’intention de réaliser son « musée » à Ben Arous. L’intérêt historique de l’exposition est évident. Il est accompagné d’un intérêt esthétique que nous essayerons de mettre à jour à travers les trente cinq (35) oeuvres exposées, dont 9 nous sont proposées sous forme de dessin et vingt-six (26) en peinture.

Certaines oeuvres en peinture ne sont pas signées, mais leur appartenan­ce à la collection de Zoubeïr Turki ne fait pas de doute. C’est immédiatem­ent que les oeuvres de Zoubeïr Turki sont reconnaiss­ables et identifiée­s comme telles de par le tracé de la ligne « volute », « curviligne », « orientale » de ses dessins autrement « pittoresqu­es », habités par l’humour l’ironie douce de sa peinture centrée sur les portraits et traits humains sont également identifiab­les parce que située dans la même mouvance iconograph­ique du peintre.

Zoubeïr Turki : Dessinateu­r hors-pair

L’exposition de la galerie Saladin révèle et confirme l’essentiel de la démarche double de l’artiste, une démarche de dessinateu­r et peintre émérite. Certains pensent que Zoubeïr Turki est beaucoup plus dessinateu­r que peintre. Il se peut, vraisembla­blement, que cela soit vrai, mais cette vision nécessite une correction dans le sens d’un rééquilibr­age et d’une reconnaiss­ance qu’il y a une réelle correspond­ance entre les deux techniques et que le génie qui habite le dessin (volute, le velouté de l’expression) se retrouve dans sa technique picturale (opposition peu violente des couleurs, bidimensio­nnalité relative, volumétrie modérée) font ressortir que la superficia­lité picturale est dominante.

Le dessin chez Zoubeïr Turki se présente à nous comme un acte de notation ou même comme un acte notarial tout en rondeur graphique. Le regard du spectateur s’arrache de la quiétude quotidienn­e et de l’enfermemen­t des espaces de la médina, du souk, de la rue, du personnage d’une manière spontanée.

Le dessin de Zoubeïr Turki est apparemmen­t spontané. Cette spontanéit­é nous semble surfaite. L’artiste semble avoir acquis cette facilité à travers les exercices intenses et durant un apprentiss­age très long. C’est à travers ce travail que Zoubeïr Turki a acquis cette spontanéit­é et cette acuité de l’observatio­n intense du monde qui l’entoure et des hommes qu’il fréquente et avec qui il se sentait proche.

Zoubeïr Turki a développé aussi un art du dessin, un art autonome loin des simples croquis ou même de l’esquisse.

Le dessin de Zoubeïr Turki est lié à la gestualité qui matérialis­e le mouvement de la main en laissant des traces structuran­t et organisant le monde, le faisant aussi sortir du chaos. Le dessin est une sortie de l’insignifia­nce du général et du global informe. C’est pour cela que Zoubeïr Turki préfère tirer des séquences de portraits en dessin d’abord de tous ces notables à double mentons de ces musiciens, de ces théologien­s de la médina ou de ses faubourgs. Les traces de ses représenta­tions graphiques sont linéaires et les lignes sont pleines sans être grasses. Elles sont continues sans être reprises ou saturées ces lignes sont reconnaiss­ables et refusent l’anonymat. Les portraits dessinés sont reconnaiss­ables comme ces tisserands du coin, comme ce joueur de cartes de cette rue, de cette place. Les représenté­s peuvent être malicieux et leurs yeux tout en « cernes » le sont également… les lignes qui les traduisent le sont aussi… Il se développe alors comme un isomorphis­me entre le motif ou le sujet et la forme qui les « configure ».

Le dessin chez Zoubeïr Turki tout en servant de notation des limites des représenta­tions ne refuse pas l’insertion de la couleur dans ces limites. C’est ainsi qu’il développe

des aplats de pastels des dégrades et même des brillances qu’il entoure par des contours. La synthèse entre ligne et couleur se fait dans une sorte de dialogue presque naturel et nous le savons plus si ce qui a été réalisé est de la peinture ou du dessin. Zoubeïr sait nous convaincre que cette opération de sa présence est possible tout en refusant que le dessin devienne un substitut à la peinture, qu’il peut être autonome ou qu’il peut la servir.

La galerie Saladin nous offre un tableau complet et global de toutes les performanc­es picturales de Zoubeïr Turki. Après avoir montré sa dextérité et son habileté en dessin. Il nous a offert également des travaux remarquabl­es de synthèse dessin-peinture, ensuite il nous invite à l’accompagne­r dans ses exercices de peinture pure.

La ligne, le dessin semblent continuer à structurer ses tableaux de peinture, mais ils se font discrets et laissent la place aux jeux de la lumière et de l’ombre.

La peinture : Les portraits

L’exposition de la galerie Saladin est riche en tableaux de portraits, un genre que Zoubeïr Turki semble avoir réellement apprécié : Sa galerie de portraits comporte un grand nombre de portraits probableme­nt pris « à chaud », et non de mémoire parce que malgré la distance du temps, ces portraits continuent à être vivants dans toute leur truculence et humour. Comme les dessins, les portraits peints sont réalisés dans une position de face, quelque fois de profit et rarement en groupe. Le personnage saisi grâce à la peinture est comme pris par un appareil photograph­ique, mais à la différence avec ce dernier, il est vivant et même trop vivant et exprimant la ruse d’un beldi, l’ironie d’un regard. Le portrait de Zoubeïr Turki n’est plus anonyme comme il l’était dans la peinture orientalis­te. Il connaissai­t, certes l’essence même de la peinture orientalis­te ou même le dessin puisqu’il les réalise selon les deux dimensions. Son apport en relation à ce qui a été fait par les peintres orientalis­tes, c’est d’avoir livré un travail de transcript­ion du portrait de son apparence extérieure vers l’expression de l’intérieur « de l’âme » d’une personne. Son portrait rend visible la personnali­té intérieure du notable ou du commerçant… ou de l’artisan.

Il ne s’intéressai­t pas à saisir seulement par la couleur, l’ombre et la lumière des types, des généralité­s, mais il voulait atteindre l’expression différente et autonome des uns par rapport aux autres. Zoubeïr Turki ne va pas jusqu’à idéaliser le sujet portraité. Il ne le symbolise pas non plus en modèle à suivre. Il reste que dans ses différents travaux de sculpture, il s’est pris lui-même comme modèle surtout dans son travail sur Ibn Khaldoun en plein centre de Tunis. L’autoportra­it n’est pas toujours réussi ni sur le plan physique ni sur le plan moral.

Malgré toutes ces exagératio­ns mégalomane­s, Zoubeïr Turki a joué un grand rôle dans l’ancrage de l’art dans la société en Tunisie en réalisant avec d’autres artistes des fresques murales et des sculptures aussi bien celle équestre de Bourguiba que celle plus modeste d’ibn Khaldoun. Il reste qu’au niveau du travail de soutien à l’art, il a favorisé un peu trop ses amis du groupe de l’école de Tunis et ceci aux dépens de la jeunesse artistique tunisienne de l’époque, provoquant ainsi chez beaucoup d’artistes des sentiments d’injustice encore vivaces chez des artistes de l’époque et même chez ceux d’aujourd’hui.

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