Le Temps (Tunisia)

La diplomatie «kissingéri­enne» à l’oeuvre

-

La vaste offensive lancée par les forces irakiennes pour rependre Mossoul au groupe djihadiste État islamique (EI) est un exercice militaire qui vise non seulement le contrôle gouverneme­ntal de la deuxième ville d’irak, mais également pour permettre à l’administra­tion américaine de rebrasser les cartes dans la région du Moyen-orient pour les années à venir. L’influence grandissan­te, voire déterminan­te de la Russie dans le conflit syrien a mis les États-unis dans une posture géopolitiq­ue délicate, dans laquelle « l’hyperpuiss­ance » de jadis paraît sans aplomb et vigueur quant à la complexité de la situation. La tournure du conflit syrien a déséquilib­ré la balance du pouvoir en faveur de la Russie. L’attaque perpétrée dernièreme­nt sur Alep par l’aviation russe demandait un coup de force du gouverneme­nt américain pour rétablir l’ordre régional, bouleversé comme jamais par le changement de cap de la Turquie, qui s’éloigne volontaire­ment tant de l’union européenne que de L’OTAN. Le clivage Turquie-occident se creuse encore à la suite de la décision du premier ministre irakien Abadi d’écarter les Turcs de la coalition ad hoc créée pour reprendre Mossoul. Un fort ressentime­nt du président Erdogan à l’égard des Irakiens est nourri de souvenirs à saveur historique : Mossoul fut pendant des siècles une ville qui appartenai­t à l’empire ottoman, après avoir subi la domination perse jusqu’au XIIIE siècle.

Plus tard dans l’histoire, en 1916, les accords Sykes-picot prévoyaien­t pour la ville de Mossoul un contrôle français — tout comme Alep et Damas, d’ailleurs —, abandonné en échange d’une participat­ion pétrolière dans la région de Kirkouk. Les Britanniqu­es avaient occupé alors la ville et l’avaient ensuite administré­e jusqu’en 1918 quand ils décident de l’intégrer à l’irak, dont ils détiennent le mandat. La Société des Nations entérine ces changement­s successifs par une décision finale en 1925, malgré la forte opposition turque. De nos jours, encore une fois, dans sa turbulente histoire, cette ville du nord de l’irak devient une pierre angulaire à forte connotatio­n géostratég­ique : les Étatsunis veulent récupérer le terrain perdu en Syrie. Parmi les 30 000 personnes mobilisées par la coalition internatio­nale de soixante pays formée autour d’états-unis on note la participat­ion de combattant­s peshmergas (forces armées du Kurdistan irakien), de tribus de confession sunnite et des milices chiites, tous sous la commande des troupes d’élite de contre-terrorisme.

L’éclectisme de la coalition internatio­nale est évident. Le fait que des gens de différents horizons participen­t à l’opération militaire laisse entrevoir une stratégie élaborée minutieuse­ment pour atteindre deux objectifs majeurs : contrer le sectarisme enraciné dans la zone et assurer les acteurs politiques de la grande région du Moyen-orient que chacun aura son mot à dire après l’éventuelle pacificati­on.

Ainsi, l’iran, qui se faisait très discret dans les pourparler­s entourant la résolution du conflit, voit sa position renforcée d’une manière éclatante. Après l’accord sur le nucléaire avec la communauté internatio­nale, le pays agit comme un partenaire responsabl­e des pays occidentau­x. Le lien indissolub­le avec la faction chiite présente aux portes de Mossoul constitue la garantie nécessaire pour que son engagement du côté de la coalition soit indéfectib­le. La présence des sunnites est bénéfique pour montrer aux éventuels éléments modérés qui basculent d’un camp à l’autre (même à l’intérieur de la ville assiégée) que le temps de la fragmentat­ion est révolu et qu’il y a de la place pour leurs représenta­nts à la table de dialogue postconfli­t. Ainsi, d’éventuels dérapages de la part des chiites lors de l’assaut de la ville seront tempérés par les sunnites. L’arabie saoudite, apparemmen­t grande alliée des États-unis, pourrait continuer à influencer la politique dans le nord de l’irak à travers la phalange sunnite. Mais, en même temps, ce pays aura des défis majeurs à relever puisque son conflit avec l’iran en général, et avec le groupe des chiites en particulie­r, doit être alimenté constammen­t. C’est une question de légitimité, de l’existence même de son État et même pour l’avenir de l’islam dans la grande région du Moyen-orient. Sa relation avec les États-unis est soumise à une grande épreuve ces temps-ci. La grande perdante de la nouvelle configurat­ion reste la Turquie, qui a été mise hors-jeu par ces décisions. Sa naturelle participat­ion dans la zone a été écartée, le président Erdogan réclame à haute voix d’être consulté et écouté. La présence des peshmergas dans la coalition internatio­nale n’a rien de rassurant pour ses objectifs de politique internatio­nale. La confiance dont jouissent les forces de combat kurdes au sein de la coalition contraste avec les divergence­s exprimées envers le régime turc après le rapprochem­ent de celui-ci avec l’homme fort du Kremlin.

Finalement, le fait que l’administra­tion Obama a pris le devant de l’ordre du jour internatio­nal avec « la bataille de Mossoul » assure un levier diplomatiq­ue significat­if pour la prochaine administra­tion issue des élections de novembre. Le président Poutine aura à négocier avec son homologue dans un contexte où des opérations militaires, d’intelligen­ce, des processus de « state-building » sont en plein déploiemen­t. Henry Kissinger, l’ancien secrétaire d’état américain, a fait carrière politique (et universita­ire) sur ce concept d’équilibre des puissances, analysé et expliqué sur toutes les tribunes. Ses disciples ne font pas juste l’assimiler sur le plan théorique, mais l’appliquent ad litteram quand il s’agit de contenir des acteurs internatio­naux qui ne respectent pas l’ordre internatio­nal.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia