Trump minoritaire
Une fois passés la stupéfaction et les mea culpa de ceux qui avaient décrété qu’une telle éventualité était impossible, mathématiquement impossible, avec les « sijamais-ça-se-produit-jemange-mon-chapeau », arrive le temps des questionnements. Disons plutôt des esquisses grossières d’analyse et d’explication. Car cet événement — l’élection de Donald Trump à la présidence des États-unis — est si énorme qu’il prendra du temps à être compris et digéré, alors que ses conséquences potentielles restent immenses. Quel sera le vrai Trump au pouvoir ? Sera-t-il le même que le Trump de campagne ? Y aura-t-il, à l’échelle internationale, un effet domino ? Après le Brexit et Trump, est-ce que ce sera l’autriche, la France, etc., sur l’air de « la grande révolte populaire contre les élites », formule passe-partout, nouvelle tarte à la crème des analystes ? Aurons-nous bientôt une « internationale des autoritaires », la fraternité Trump-poutine-erdogan-alsissi ?
Attention aux hyperboles, aux conclusions hâtives, aux faciles rationalisations ex-post facto.
Oui, il y a sans doute dans cette élection, comme il y avait dans le vote pro-brexit du 23 juin, un « coup de pied dans la ruche », une protestation populaire contre le tour qu’a pris l’économie mondiale. Et cette hostilité à la mondialisation, elle se manifeste aujourd’hui, avec efficacité, à droite bien plus qu’à gauche. Qui se souvient des manifestations d’il y a quinze ans à Québec ?
Mais les grands tournants sont parfois le fait de petits mouvements. Si l’on regarde par exemple l’évolution du vote, d’une élection à l’autre, avec la mécanique électorale et ses caprices, on peut découvrir que derrière ce qui est aujourd’hui perçu comme un cataclysme… se cachent en fait des glissements de voix extrêmement modestes. Malgré le tonitruant « discours de rupture » tenu par Donald Trump, le vote républicain et le vote démocrate n’ont, en réalité, que très peu bougé à cette élection, par rapport à 2012. Et d’abord un fait, trop peu mentionné : Donald Trump est minoritaire aux États-unis ! Nettement minoritaire. Il sera le cinquième président élu — et le deuxième seulement depuis le XIXE siècle — avec moins de voix que son adversaire. Dans ce système où, littéralement, le perdant peut gagner, non seulement Hillary Clinton est la victime, seize ans après Al Gore, de la bêtise anachronique de la mécanique électorale américaine, avec ce « collège électoral » et ses « grands électeurs », mais sa majorité, lorsque le décompte sera terminé, dépassera sans doute les 2 millions de voix, avec un score de 49 % contre 47 % pour le nouveau président.
(Explication : les États de Californie, de Washington et de New York ont un grand nombre de votants par correspondance et par procuration, des votes qui mettent du temps à être comptabilisés. En date de samedi, sept millions de bulletins restaient à venir, dont plus de 70 % dans ces trois États. Mais comme ce sont des États déjà massivement démocrates, ce décompte tardif ne peut rien changer.) Oui, Trump a obtenu 47 % et environ 60 millions de voix. On peut certes dire que c’est beaucoup… au vu des énormités proférées par ce candidat. Mais c’était exactement (en proportions, comme en chiffres absolus) le score de Mitt Romney en 2012. Alors, est-ce plutôt un effondrement démocrate, pour la « mal-aimée » Hillary Clinton ? Pas vraiment non plus. Lorsque tous les votes auront été comptabilisés, elle ne sera pas si loin du score de Barack Obama en 2012. Et comme lui, elle aura nettement gagné au suffrage universel. En fait, c’est un glissement de quelques centaines de milliers de votes, de « démocrates » en 2012 à « républicains » en 2016, dans cinq États dont l’ohio et la Floride, qui aura donné la victoire à Trump… dans un pays de 320 millions d’habitants ! Et contre ce glissement à la marge, les millions de votes californiens non encore comptabilisés ne valent rien.
Folie d’un système électoral morcelé, où l’on ne fait jamais campagne en Californie… mais où l’on harcèle jusqu’au dernier le moindre électeur de l’ohio ! Imaginons un moment la réaction de Donald Trump, l’homme qui hurlait contre le système « truqué »… si l’injustice était allée dans l’autre sens ! Dans un tweet du 6 novembre 2012, le futur président des États-unis écrivait : « Le collège électoral est un désastre pour une démocratie. »