Le Temps (Tunisia)

La pensée mystique d’al Hallaj

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Lectures Ramadanesq­ues

Grand mystique musulman, rendu célèbre en France par l’étude que lui consacra Louis Massignon, Al Hallaj est aussi un maître soufi qui contribue aux premiers succès de ce courant spirituel, et un poète. Même si ses oeuvres sont brûlées à sa mort, ses disciples récupèrent ses écrits et ses poèmes, comme par exemple des sentences détachées (riwâyât), des oraisons poétiques (les shatahât), ou encore un traité théologiqu­e sur Satan (Tâwsîn alazal). Sa pensée survit ainsi à son supplice. Al Hallâj a construit une complexe pensée mystique, qui va profondéme­nt influencer ensuite les mystiques en général, les soufis en particulie­r, et Rûmî surtout.

Mêlant la prise rimée (sâj) et les vers, ses textes sont aussi des poèmes, souvent très beaux.

Pour Al Hallâj, le but ultime est d’atteindre Dieu, de se fondre en lui, de ne faire plus qu’un avec lui. Cette fusion ne doit pas passer par la contemplat­ion (c’est ce que théorise Junayd) mais au contraire par l’extase. D’où l’importance l’amour : il faut s’enivrer de l’amour de Dieu, de l’amour pour Dieu. « Je suis devenu celui que j’aime, et celui que j’aime est devenu moi. Nous sommes deux esprits fondus en un seul corps ! » peut-il ainsi écrire. Au final, cela mène à un anéantisse­ment du soi, tout entier absorbé dans l’etre divin : c’est la fanâ’, la disparitio­n de l’âme en Dieu. D’où le fameux « Ana elhaqq », « Je suis la Vérité », de Al Hallâj, qui choqua tellement ses contempora­ins, car « le Vrai » (elhaqq) est l’un des noms secrets de Dieu dans l’islam. Al Hallâj affirmait ainsi non seulement avoir atteint la Vérité, but ultime de toute la démarche mystique, mais aussi être devenu semblable à Dieu, ce qui suffisait pour passer de l’hétérodoxi­e à l’hérésie. De même pour les miracles : si l’islam reconnaît que de saints hommes peuvent, par la grâce divine, accomplir des miracles (karamât), les interventi­ons divines (mu’djizât) sont réservées aux Prophètes, tel Moïse invoquant la colonne de feu pour le guider dans le désert ; or Al Hallâj revendiqua­it pour ses propres miracles le second terme, et non le premier, se posant donc comme un prophète plus que comme un saint, ce qui pose évidemment problème dans la mesure où Muhammad est présenté comme le « sceau des Prophètes », donc comme le dernier prophète. D’ailleurs, Al Hallâj fut adoré par ses disciples comme un Prophète, voire comme une incarnatio­n divine : « tu es le Créateur, l’eternel, l’illuminate­ur » commence une lettre de l’un de ses élèves. Or le coeur de la foi musulmane est la croyance en un Dieu unique, qui n’a pas d’associé car il transcende en tout point ses créatures (c’est ce qu’on appelle le tawhid, le dogme de l’unicité divine). Même si Al Hallâj prit tout au long de sa vie position contre toute forme d’associatio­nnisme (« loin de moi, loin de moi l’idée d’affirmer “deux” ! » écrit-il), il n’en reste pas moins que cette union mystique à Dieu, dans laquelle le croyant devenait lui-même Dieu, dans laquelle Dieu s’incarnait en sa créature au point que « le voir, c’est me voir, et me voir, c’est le voir », s’éloignait violemment de l’orthodoxie.

De plus, dans cette lecture avant tout mystique de la religion, Al Hallâj faisait passer au second plan les rites et les usages religieux – d’où sa volonté de supprimer le pèlerinage à La Mecque, ou plutôt de le remplacer par un « pèlerinage votif », c’est-à-dire en esprit. « J’ai abandonné aux gens leur religion et leurs usages pour me dédier à Ton amour, Toi ma religion et mon usage » écrit-il. Le culte pourrait être un obstacle pour celui qui cherche l’amour de Dieu, à l’image des richesses du monde, que le soufi doit mépriser : « mon esprit a banni tout amour, car seul le tien m’est autorisé ». Une position qui là encore ne pouvait que fortement déplaire tant aux oulémas qu’aux élites politiques, étroitemen­t liées aux précédents. Mais ce refus du culte permet aussi à Al Hallâj de voir toutes les religions comme les facettes d’un même tout : « j’ai longuement réfléchi aux diverses religions en tâchant de les assimiler, puis je les ai ramenées à un seul fondement ayant maintes ramificati­ons ». Il est possible que, lors de son séjour en Orient, Al Hallâj ait été influencé par le bouddhisme, qui l’aurait poussé à considérer que les formes extérieure­s de religiosit­é comptent moins que le parcours intérieur du vrai croyant. Même s’il est difficile d’en faire un artisan du dialogue interrelig­ieux sans forcer sa pensée, cette position globalemen­t universali­ste a poussé Louis Massignon a faire une lecture christique de son supplice : crucifié pour avoir affirmé qu’il entretenai­t une relation spéciale à Dieu, défendant une religion faite d’amour et non de culte, pardonnant à ses bourreaux au moment de son trépas, Al Hallâj devient, pour le savant français, un nouveau Christ.

Un homme de son temps

Al Hallâj est un homme de son temps, qui participe pleinement de la formalisat­ion du soufisme, et qui sera d’ailleurs l’un de ses grands maîtres à penser. Mais, par sa condamnati­on, il participe aussi à la formation d’une orthodoxie qui se donne les moyens – intellectu­els et judiciaire­s – de s’imposer face à des forces centrifuge­s toujours très fortes en terre d’islam. Homme de son temps, Al Hallâj touche à l’universel dans ses écrits mystiques, et on entend dans ses poèmes les échos du Cantique des Cantiques, de Maître Eckhart, de Thérèse d’avila.

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