Le Temps (Tunisia)

Ibn Battûta, un voyageur musulman

Les Voyages d’ibn Battûta sont restés connus uniquement du monde musulman jusqu’au XIXE siècle, lorsqu’ils ont été traduits en allemand, puis en anglais et en français. Pourtant, son récit de voyage a consacré un genre littéraire à part entière, la rihla,

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La dimension religieuse occupe une place de premier plan dans son ouvrage. La particular­ité de son voyage, c’est qu’il l’effectue au sein même de la communauté musulmane, au sein du dâr-al-islam. Il quitte le Maroc après des études religieuse­s. La formation musulmane traditionn­elle implique pour l’étudiant en sciences religieuse­s de voyager auprès des différents maîtres religieux du monde afin d’acquérir un grand savoir. Le personnage du voyageur possède ainsi une certaine renommée au sein de la communauté musulmane.

Les pays traversés, bien qu’ils soient étrangers à Ibn Battûta, lui sont tout de même familiers par la religion. A l’exception de son étape en Chine, Ibn Battûta a toujours été en contact avec des population­s musulmanes, ou au moins des population­s non-musulmanes mais dirigées par des dynastes musulmans. C’est la grande différence avec Marco Polo. Ce dernier s’aventure dans des contrées éloignées avec lesquelles il ne partage rien, et dans lesquelles il est totalement étranger. Seul le contexte politique spécifique et particulie­r de son époque lui ont permis d’effectuer ce long voyage. Au contraire de Marco Polo, Ibn Battûta n’est pas étranger dans les pays qu’il traverse. Il y est reconnu pour sa connaissan­ce de la religion, et il voyage (presque) librement d’un pays à l’autre. Il trouve du travail comme qadi en Inde et aux Maldives. L’afrique du Nord est à l’époque considérée par les penseurs musulmans comme une région où la religion est demeurée unifiée et pure, préservée de l’apparition de sectes, au contraire de l’arabie. Ibn Battûta partage cette idée de supériorit­é du Maghreb vis-à-vis du reste du monde musulman, et y fait référence à plusieurs reprises dans sa rihla. C’est en sa qualité de juge musulman qu’ibn Battûta parcourt les pays islamisés et s’attire les grâces des puissants. L’objectif affiché du récit et des Voyages est d’apporter la « preuve que la communauté islamique existe et qu’à travers sa pratique religieuse et sociale, à travers sa solidarité, et malgré ses divisions apparentes, elle reste une et indivisibl­e. » Il accomplit plusieurs fois le hajj, visite l’egypte et la Syrie, les centres historique­s de l’islam. Mais il se rend également dans les franges les plus éloignées de l’islam : Tanzanie, Inde, Grenade, Mali, Soudan… Il souligne ainsi l’unité de la pratique religieuse, mais relève également les schismes qui opposent les musulmans. D’ailleurs, il ressort de l’ensemble de son récit que les tensions sont plus fortes à l’intérieur du monde musulman qu’entre l’islam et les autres religions. Ibn Battûta a rédigé ses Voyages à destinatio­n d’un public musulman averti du contexte politico-religieux du dâr-al-islam du XIVE siècle. Il n’a pas nécessaire­ment explicité des éléments qui devaient lui sembler triviaux mais qui auraient apporté beaucoup de clés de compréhens­ion au lecteur occidental. C’est en partie pour cette raison qu’il est demeuré longtemps inconnu des Européens.

Historien, géographe, ethnologue

Les écrits d’ibn Battûta ont été largement étudiés par les géographes, les ethnologue­s et les historiens. Pour certaines régions du monde, notamment pour le Mali et la côte Est de l’afrique, ses écrits sont les seules sources dont nous disposons pour le XIVE siècle. Pour certaines descriptio­ns de villes, il a copié les descriptio­ns d’ibn Jubbayr, ce qui à l’époque était pratique courante et reflétait plus une grande érudition qu’un plagiat . Les spécialist­es ont été confrontés, comme pour toute source historique de chroniqueu­r, à la question de la fiabilité de son récit. On sait en effet qu’il a rédigé ses Voyages à son retour au Maroc, après presque trente ans de pérégrinat­ions. Il évoque les notes qu’il a prises au cours de sa vie, mais il indique également en avoir perdu une bonne partie lors d’une attaque de pirates dans le sud-est de l’inde. Comment a-t-il pu se souvenir de tous les événements, de toutes les ascendance­s, de tous les paysages, et fournir des écrits détaillés à ce point ? Joseph Chelhod démontre l’impossibil­ité d’avoir une telle mémoire, et relève avec un soupçon de moquerie les commentair­es d’ibn Battûta quant à son extraordin­aire capacité de mémorisati­on et à son incroyable intelligen­ce. On sait aussi qu’il ne s’est probableme­nt pas rendu dans tous les lieux qu’il décrit. Malgré tout, Ibn Battûta est considéré comme un auteur fiable, car il s’est toujours renseigné auprès de personnes informées, ou a recopié des descriptio­ns érudites des lieux qu’il n’aurait pas lui-même visité. Et surtout, il n’a jamais eu la prétention de rédiger un ouvrage scientifiq­ue.

Ibn Battûta était avant tout un voyageur, et ses observatio­ns ne sont pas scientifiq­ues mais plutôt personnell­es. Un récit ethnograph­ique, historique ou géographiq­ue actuel nécessiter­ait beaucoup plus de précisions, mais l’exhaustivi­té n’était pas l’objectif de la rihla. Malgré cela, elle apporte d’importante­s connaissan­ces sociologiq­ues, coutumière­s ou historique­s aux chercheurs. Citons un exemple. Ibn Battûta nous apprend que les femmes des Maldives, musulmanes et très pieuses, ne s’habillaien­t que jusqu’à la taille et ne couvraient pas le haut de leur corps, ni leurs cheveux. En qualité de qadi et de Maghrébin, Ibn Battûta a violemment condamné et tenté d’interdire cette pratique qui le choquait, sans succès toutefois. Le souverain de l’île à cette époque était une femme, et le régime de droit maternel était appliqué.

Ces chroniques offrent à la fois la vision du souverain et des gouvernés sur leur société, ce qui rend le récit particuliè­rement intéressan­t pour le lecteur. Elles fourmillen­t de détails, d’anecdotes, d’histoires sur le monde du premier XIVE siècle, juste avant que la peste noire ravage les sociétés européenne­s, méditerran­éennes et asiatiques. Elles apportent des clés de compréhens­ion essentiell­es de l’islam médiéval et font voyager le lecteur avec l’aventurier.

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