Jamal Al-din Al-afghani, fondateur du réformisme islamique moderne
Histoire des idées
Le « vrai islam » ?
(ii) Si Afghani a été un grand penseur de l’islam comme religion et comme corps de doctrines, il a aussi réfléchi en profondeur aux causes de ce qu’il considérait être un déclin des pays musulmans. Sa défense intransigeante de la religion musulmane ne pouvait le conduire à mettre en cause la religion elle-même dans ce déclin, et c’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles il sera amené à réfléchir à l’islam comme civilisation.
Le séjour d’afghani à Paris permet à celui-ci de soutenir la revue qu’il fonde avec ‘Abduh, il est également l’occasion pour lui d’entrer en contact avec des intellectuels français de premier plan à l’époque, et en particulier avec Ernest Renan. Ce dernier donne en 1883 une conférence à la Sorbonne qui a pour titre « L’islam et la science », et dans laquelle il pose l’incompatibilité de l’islam et de la science moderne. Renan parle alors de « la décadence des Etats gouvernés par l’islam, la nullité intellectuelle des races qui tiennent uniquement de cette religion leur culture et leur éducation ». Il reconnaît l’existence d’une science et d’une philosophie dites « arabes », mais il affirme que leur contenu était seulement grec en disant qu’elles n’avaient d’arabe que la langue.
Dès le lendemain de cette conférence, Afghani entreprend de répondre à Renan. Il nous faut retenir deux points essentiels de sa réponse. Afghani considère d’une part qu’il fut un temps où les sciences rationnelles se sont épanouies dans un contexte islamique et arabe et qu’elles sont en ce sens des sciences proprement islamiques. Par ailleurs, il considère que c’est la langue qui détermine l’appartenance à une nation et différentie les nations les unes des autres. De ce point de vue, des sciences exprimées en arabe ne peuvent être qu’arabes. Le second point sur lequel insiste Afghani est la nécessaire introduction d’un point de vue historique sur ces problèmes. Il rappelle alors que l’islam est une religion plus jeune que le christianisme et que la réforme que Luther a proposée à la chrétienté n’était pas encore venue en islam. Or, la réforme n’est pas l’abandon de la religion, mais plutôt la circonscription d’un espace propre à la religion. Si le christianisme peut jouer le rôle de guide moral sans encombrer la recherche scientifique, alors l’islam le peut également. Pour cela, il a besoin d’un réformateur pareil à Luther… Afghani imaginait sans doute qu’il aurait une influence similaire à celle de Luther et se pensait volontiers comme son avatar musulman.
Toutefois, Afghani ne se contente pas de dire que l’islam est capable de s’adapter au même titre que le christianisme, il va plus loin en affirmant une supériorité de l’islam, dont l’essence serait la même que celle du rationalisme moderne. L’islam est pour lui la seule religion vraie, complète et parfaite. Il était ainsi prêt à accepter les critiques que Renan pouvait faire de l’obscurantisme chrétien mais souhaitait montrer que ces critiques ne s’appliquent pas à l’islam.
Cet aspect de la pensée d’afghani dépasse le cadre de sa controverse avec Renan et il importe de voir qu’elle s’inscrit dans une réflexion sur l’essence même de l’islam. Contrairement à Tahtawi ou Khayr al-din, qui s’étaient contentés de montrer la compatibilité des institutions modernes et de l’islam, Afghani se livre à une réflexion en profondeur sur l’islam lui-même, indépendamment des évolutions modernes.
Afghani définit ainsi l’islam comme la croyance en un Dieu transcendant, en l’existence de la prophétie, et en la création de l’univers par Dieu. Bien que tolérant dans de nombreux domaines, il ne pouvait faire aucune concession sur ces trois points. Il a pris position contre un certain nombre de mouvements naissants à la fin du 19e siècle, et notamment contre le mouvement dit « moderniste » de Sayyid Ahmad. Ce dernier s’inscrivait dans une perspective naturaliste qui consistait à nier l’existence d’une transcendance divine et à faire de l’homme l’unique juge sur la terre. Selon Sayyid Ahmad, le Coran devait être interprété par la raison humaine et la loi islamique n’était pas l’essence de l’islam : toute loi devait être fondée sur la nature. Cette perspective est bien différente de celle d’afghani. En effet, alors qu’ahmad soumettait l’islam à la raison humaine, Afghani affirmait l’identité de l’islam et de la raison humaine. Selon lui, l’islam est la foi en la transcendance et la croyance en la raison. La raison humaine est capable de retrouver les résultats de la prophétie, et il est impossible qu’elle entre en contradiction avec cette dernière. Si la prophétie demeure toutefois nécessaire, c’est avant tout parce qu’elle a un rôle pratique, celui de lutter contre les désirs et les passions humaines. Il écrivit une réponse à Ahmad et aux autres mouvances de ce genre dans une Réfutation des matérialistes, seul ouvrage publié d’afghani. Il y rappelle que toute vraie religion doit enseigner trois vérités : 1) l’homme est monarque sur la terre, 2) la meilleure communauté est la communauté religieuse, 3) il a été envoyé sur terre pour se perfectionner et préparer l’autre vie. À ces trois vérités correspondent trois vertus : la modestie (haya’), la confiance (amana) et l’honnêteté (sidq).
L’islam comme civilisation et l’appel à l’unité
Selon Hourani, ce point constitue véritablement l’originalité de la pensée politique d’afghani par rapport à ses prédécesseurs. Ce dernier était en effet un grand lecteur de Guizot et admirait tout particulièrement sa conceptualisation de l’idée de civilisation. Selon Guizot, le progrès de la civilisation passe par le développement social et le développement individuel, qui impliquent respectivement l’unité (ou solidarité) et l’exercice de la raison. Dans cette description d’une civilisation parfaite, Afghani croit reconnaître l’islam en son âge d’or, et démontre ainsi historiquement la possibilité d’une civilisation islamique supérieure. Afghani applique ce schéma aux sociétés musulmanes dont il est contemporain et considère qu’il faut à la fois accepter les sciences européennes comme un fruit de la raison humaine universelle et restaurer l’unité de l’oumma. L’appel à l’unité de la communauté musulmane est l’un des thèmes directeurs de la pensée d’afghani. L’unité à laquelle il aspire ne doit pas être un artifice dicté par les dirigeants, mais plutôt une solidarité effective dans la population. La solidarité de l’oumma devait selon lui se matérialiser par la conscience en chacun de sa responsabilité à l’égard des autres membres de la communauté, et par la volonté de vivre ensemble pour la prospérité de la communauté. La pensée d’afghani était ainsi fondée sur un système éthique assez précis. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles il affirmait que les sociétés musulmanes ne pourraient s’approprier les sciences modernes qu’à la condition de l’acquisition d’un système de moralité sociale solide.
Si Afghani s’est inspiré de Guizot pour faire de l’unité l’un des ferments de la civilisation, il s’éloigne pourtant explicitement d’une conception européenne qui valorise la solidarité nationale au détriment d’une solidarité religieuse jugée moribonde. Il pose l’existence d’une différence essentielle entre le christianisme et l’islam. Selon lui, le fanatisme a été rare en islam, et la solidarité religieuse est indispensable au progrès dans les pays musulmans.
Afghani a donc donné une expression plus systématiquement religieuse aux impulsions réformistes de Tahtawi et de Khayr al-din. Contrairement à eux, son problème est moins celui du pouvoir politique et de son organisation que celui des sociétés musulmanes elles-mêmes et de la civilisation comme faisant partie intégrante de la religion. Cette différence de perspective lui permettra sans doute de réfléchir plus en profondeur à l’idée de réforme, qui ne se présente plus avec lui comme une simple réforme constitutionnelle, mais comme une réforme plus profonde de la religion elle-même, unique condition à un progrès des sociétés. C’est ainsi que Jamal al-din al-afghani confirme les intuitions qui étaient au fondement de la Nahda, et ouvre la voie au « réformisme islamique », qui connaitra à sa suite une fortune considérable, ainsi que de nombreux bouleversements, de son disciple ‘Abduh jusqu’à Rashid Rida.