La guerre comme expérience sensible: les motifs existentialistes du djihad
Les explications sociologiques et politiques relatives au basculement des combattants étrangers dans le djihad armé suivent en principe deux perspectives différentes. La première cherche à dégager les facteurs du contexte social qui expliquent le basculement de certains dans des parcours de radicalisation djihadistes (inégalités sociales, exclusions, discriminations, expériences de l’injustice, etc.). La deuxième perspective, quant à elle, vise à analyser les processus et la dynamique des violences, en s’appuyant sur un profilage sociologique des parcours des candidats au djihad. La plupart des études s’accordent sur un diagnostic qui favorise l’expérience guerrière (frustration et crise sociales). En bref, il existe des configurations sociales spécifiques qui créent des conditions favorables à la violence. Ces explications sont évidemment importantes et nécessaires. Néanmoins, le but de ce texte se tient en décalage par rapport à ces explications sociologiques traditionnelles. Il s’agit de questionner les ressorts subjectifs susceptibles d’animer de jeunes Occidentaux à rejoindre l’état islamique pour combattre sur les fronts syriens et irakiens. Parmi ces ressorts, l’un est intrinsèque à la guerre en tant «qu’expérience sensible». L’hypothèse, qui ne se suffit pas à elle-même et qui ne saurait répondre à la globalité de la question, est que la guerre est l’occasion d’une expérience sensible du monde qui, non seulement attire les êtres en attente de «réparation existentielle», mais qui les maintient également dans la lutte armée en raison notamment des éclats existentiels qu’elle suscite.
La guerre comme «expérience existentielle»
Le célèbre écrivain allemand E. Jünger a largement insisté sur cette dimension. Pour lui, la guerre est une expérience existentielle et philosophique. Elle réveille et sort l’individu des platitudes existentielles auxquelles il s’était auparavant accommodé. Engagé dans la guerre, l’homme est agité par une idée qui le saisit tout entier au point qu’il en vient à considérer que les «devenirs» sont supérieurs à la vie. En s’exposant quotidiennement à la perte, la subjectivité du combattant prend une forme tout aussi étrange que menaçante ; il devient insensible à sa propre mort comme à celle de son ennemi. Les combattants de l’état islamique, habitués aux pratiques de l’attentat suicide, révèlent particulièrement cette idée. Comme le rappelaitjudith Butler (2016), le combattant meurt avec ses victimes dans une «intimité thanatopolitique absolue». L’acte est simultanément autodétermination et auto-annihilation. Pour Judith Butler d’ailleurs, l’attentat suicide est un acte relationnel, voire même le «paradigme de l’exposition absolue à l’autre». Il tue avec son propre corps et sa mort va avec celle de l’autre. C’est une «mort qui fusionne avec celle de son ennemi», précise l’auteure. Cette exposition est tellement excessive qu’elle en devient insensible à la sensibilité de cet Autre. Le geste est absolu. Il n’administre pas seulement la mort. Il réduit en miettes son propre corps et celui qu’il fictionnalise comme son ennemi (Mbembe, 2006).
Le recours à des mythes pour justifier la mort
Une première hypothèse consiste à supposer que l’adhésion de la raison à une idéologie rende possible l’horreur. Les combattants ont recours à des mythes pour rendre acceptable, voire désirable, l’épouvante. Au sujet de l’état islamique par exemple, il est convenu de penser que leurs outils de propagande et leurs visions de la religion constituent les principales médiations qui rendent possible la formation d’une telle subjectivité combattante. L’attachement absolu au mythe religieux constituerait non seulement un facteur d’engagement mais, plus encore, une manière d’annihiler l’horreur que le réel de la guerre inspire. La religion aiderait alors se détacher du monde et à opérer une requalification de celui-ci. Pour ces analystes acquis à cette explication, la religion aurait surtout constitué une ressource de sens alors que le monde apparaît comme absurde voire comme totalement injustifié dans sa forme actuelle. Non seulement la médiation religieuse rendrait intelligible ce qui est absurde, injuste et dépourvu de sens, mais irait également plus loin. Elle permettrait ainsi de domestiquer l’inquiétant et l’indéterminé. En Syrie par exemple, on constate que le registre religieux s’était accru à mesure que la forme de pensée révolutionnaire s’épuisait. Au fond, la religion a surgi lorsque la révolution a été défaite (Huët, 2015).
Cette explication est insuffisante. On peut même supposer qu’il n’y a aucune raison de croire que les candidats au djihad sont nécessairement des êtres atomisés, manipulables et totalement sous l’emprise de l’idéologie religieuse. Évidemment, la raison religieuse – quelle qu’elle soit – joue un rôle important. Seulement, le rapport au religieux des djihadistes n’est pas nécessairement fusionnel.
Il est même tout à fait probable que le djihadiste vive son expérience religieuse avec quelques distances. Depuis les études d’émile Durkheim (1912), on sait que l’homme religieux n’adore pas vraiment ses dieux, ses esprits ou ses forces surnaturelles. Il adore plutôt sa société, la force de sa communauté. Selon cette perspective, rejoindre l’état islamique revient à s’approcher d’une totalité sociale, d’une force commune, d’un corps politique extrêmement cohésif qui serait alors une source d’exaltation et de fascination collective. L’EI, en tant qu’organisation coupée du monde au sens où elle est «seule contre tous», offre une compensation narcissique à l’être faible et sans force. En effet, avant son engagement dans la guerre, l’être était probablement emmuré dans toute une série d’impuissances, d’humiliations subies, et de petites contingences qui s’accumulaient et étaient susceptibles de produire de profonds désajustements entre lui et le monde. Devant le constat de sa propre faiblesse structurelle et de sa difficulté à s’approprier le monde, il serait alors enclin de rechercher des compensations narcissiques dans une organisation collective toute puissante.