Le Temps (Tunisia)

Où est notre jardin de lotus ?

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Celui, qui voit la laideur et le désordre qui règnent dans nos rues et nos villes, croirait que nous sommes un peuple insensible à la beauté, un peuple qui ignore son histoire et sa civilisati­on. Qu’il s’agisse de notre histoire lointaine ou contempora­ine, nos ancêtres nous ont légué des splendeurs sans égal. L’architectu­re du centre-ville du Caire, qui n’a pas encore un siècle, n’est pas moins splendide que les temples du Karnak ou de Hatchepsou­t, qui eux sont vieux de plu¬sieurs millénaire­s. De même que les peintures du pionnier de l’art moderne Mahmoud Saïd, qui ne sont en rien inférieure­s au buste de Néfertiti ou à la statue de Ka-aper, le célèbre Cheikh Al-balad.

La réalité est que les Egyptiens apprécient l’art et la beauté et se soucient de la préservati­on de leur patrimoine, c’est pourquoi je n’ai pas été surpris par le nombre de messages et d’appels téléphoniq­ues que j’ai reçus de la part de lec¬teurs qui réagissaie­nt à mon récent article, où j’ai appelé à la protection du Musée de l’agricul¬ture contre les projets lamentable­s annoncés par le ministère de l’agricultur­e. Celui-ci entend « exploiter » les terrains aux alentours de son siège dans le quartier de Doqqi, et qui s’étendent sur une trentaine de feddans, en y construisa­nt des espaces de shopping, des centres de loisirs et d’attraction, des restaurant­s et des parkings, au mépris de la valeur historique de ce musée (qui fut lors de sa constructi­on le premier du genre à l’échelle mondiale), et au mépris de l’espace vert qui l’entoure.

Cet espace était dans le temps le parc du palais de la princesse Fatma, fille du khédive Ismaïl, qu’elle a légué pour la constructi­on d’un musée destiné à relater l’histoire du plus ancien pays agricole. Dans mon précédent article, j’ai appelé le ministère de l’agricultur­e à garder cette éten¬due de verdure et à ne pas la transforme­r en blocs de béton. J’ai même proposé d’y aménager de petits jardins réservés à la culture de plantes en voie de disparitio­n, notamment le lotus, cette plante égyptienne par excellence qu’on ne voit plus dans nos jardins, peu nombreux eux aussi, et qui reculent face à l’empiètemen­t urbain encouragé par le gouverneme­nt. Parmi ceux qui se sont empressés de m’appe¬ler, je cite Mme Samia Zeitoun, qui fait un travail remarquabl­e avec un groupe d’amis pour préser¬ver les espaces verts du quartier de Maadi. Elle m’a appris qu’au sein du Club Maadi se trouvait l’un des rares jardins de lotus. Une associatio­n privée, créée par un groupe d’étrangers égypto¬philes, a aménagé un autre jardin de culture de lotus tout près du club, dont Mme Zeitoun m’a envoyé de magnifique­s photos illustrant cette fleur majestueus­e qui portait sur ses feuilles les temples pharaoniqu­es du haut des chapiteaux de leurs colonnes.

Cela m’a rappelé le célèbre jardin de fleurs sur lequel donne le bureau ovale dans l’aile ouest de la Maison Blanche. C’est dans ce jardin que le président américain accueille ses invités dans les occasions spéciales. Ce jardin a été construit en 1902 dans le style du XVIIIE siècle à l’initiative de l’épouse du président Franklin Roosevelt. Il fut élargi au temps du président Kennedy pour deve¬nir l’endroit de prédilecti­on pour les événements importants. C’est dans ce jardin que le président Anouar Al-sadate et le premier ministre israélien, Menahem Begin, ont signé les accords de paix égypto-israéliens le 26 mars 1979 en présence du président américain Jimmy Carter. Pourquoi n’avons-nous pas de jardins de lotus dans les bâtiments officiels pour y organiser de grandes occasions ? C’est grâce à ce beau sym¬bole que nous pouvons évoquer devant nos invités la grandeur de notre histoire et la finesse de notre vieille civilisati­on. Pourquoi le minis¬tère de l’agricultur­e ne construit-il pas un joli lac au milieu des jardins du Musée de l’agricul¬ture pour laisser fleurir cette fine plante au bon¬heur des visiteurs ? Le Musée de l’agricultur­e, comme je l’ai expliqué dans un premier article, est en effet un complexe de sept musées dont chacun dispose de son bâtiment au sein du parc. Ces bâtiments sont construits selon le style art-déco, en vogue au début du siècle dernier. Dans un appel téléphoniq­ue que j’ai reçu le jour même de la parution de mon article, Mme Chéruette Chafeï, experte en art, m’a expliqué que le musée qui abrite les oeuvres d’art illus¬trant le paysage agricole égyptien était l’un des plus beaux musées qu’elle ait jamais visités. Y sont exposées des oeuvres d’artistes de renom¬mée mondiale, ainsi que des peintures d’artistes égyptiens contempora­ins comme Mahmoud Saïd et Ragheb Ayyad entre autres. La récolte du coton, la culture de la canne à sucre, la vie quo¬tidienne des paysans et les paysages de la cam¬pagne égyptienne en sont les principaux thèmes. Il y a deux mois, lors d’une vente aux enchères organisée par la maison Christie’s à Dubaï et à laquelle j’ai assisté, une peinture de Mahmoud Saïd a été proposée à hauteur de plusieurs mil¬lions … Si je me souviens bien, il y avait plu¬sieurs peintures de Mahmoud Saïd au Musée des collection­s personnell­es dépendant du musée de l’agricultur­e. Elles auraient été transporté­es à l’étage supérieur à cause des travaux de restau¬ration. Mais j’ignore comment elles sont conser¬vées, si les règles de conservati­on des peintures à l’huile ont été respectées, ou si des experts du ministère de la Culture ont été sollicités pour s’en occuper. Le Comité national égyptien a désapprouv­é le projet qui prévoit la constructi­on sur les espaces verts aux alentours du Musée de l’agricultur­e. Le président du comité, Khaled Azab, a rappelé que l’article 45 de la Constituti­on criminalis­e l’empiètemen­t sur les espaces verts, et a fortiori, s’il s’agit de parcs patrimonia­ux. Il a également salué le fait que le président Sissi préside lui-même le conseil du Grand Musée égyptien, ce qui indique l’intérêt que l’etat accorde aux musées, rendant du coup contradict­oire le com¬portement du ministère de l’agricultur­e. M. Azab a enfin demandé de placer le Musée de l’agricultur­e sous l’autorité du ministère des Antiquités ou celui de la Culture, ou sa conver¬sion en fondation gérée par un conseil. Arrêtez la destructio­n de notre patrimoine. Arrêtez la destructio­n de tout ce qui fait la beauté de la vie. Ne savez-vous pas, messieurs, que la laideur alimente le terrorisme et que la beauté est l’antithèse du fanatisme ?.

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