Le Temps (Tunisia)

Les cours d'histoire engendrent une guerre des mémoires

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Quand j'avais l'âge d'aller à l'école, à chaque début d'année, ma mère me susurrait à l'oreille: "il faut que tu fasses bonne impression aux instituteu­rs. Les premières impression­s sont les plus importante­s". Les recherches en psychologi­e qui se pratiquent autour de cette question, depuis les années 70, ne cessent de lui donner raison. Dès lors, je m'interroge sur l'importance des premiers contacts, en général; et en particulie­r, le premier contact qui s'opère entre l'élève et les autres pays et peuples, à travers l'enseigneme­nt de l'histoire qu'il reçoit. Car à bien y réfléchir, on s'aperçoit que dans les récits nationaux, la rencontre avec les autres nations s'inscrit très souvent dans des logiques de rivalité, de guerre, de domination... Pour ménager la fierté nationale -ou plutôt l'idée qu'on s'en fait-, pour ne pas alourdir les cours, on tombe dans des simplifica­tions réductrice­s, dans des visions binaires plaçant "le bien" d'un côté -le nôtre, bien entendu- et "le mal" d'un deuxième côté -celui des autres. À répandre des "mono-perspectiv­es", à occulter la complexité de l'histoire, nous développon­s chez nos enfants, dès leur plus jeune âge, une guerre des mémoires.

Afin d'étayer ce propos, j'ai choisi de me pencher sur le rapport qu'entretienn­ent les écoliers tunisiens avec la France, d'une part, et le rapport qu'entretienn­ent les écoliers français avec la Tunisie, d'autre part. Quelles impression­s laissent les enseigneme­nts de l'histoire chez les uns et les autres?

Les élèves tunisiens et la France Le contact entre les enfants et adolescent­s tunisiens avec la France se fait en trois temps: le premier est celui de la signature du protectora­t et la colonisati­on, le deuxième est celui de l'analyse de la domination économique et politique française, et enfin le troisième est celui de la lutte pour l'indépendan­ce. Les écoliers assistent à une confrontat­ion entre l'ennemi français qui s'est emparé de la souveraine­té tunisienne effective, et les héros nationaux qui se battent pour libérer la patrie. S'il reflète bien la réalité, cet enseigneme­nt ne reflète pas toute la réalité. • Influence de la France - début XIXE Comme la France n'entre en scène qu'en 1881 -année de l'instaurati­on du protectora­t- les élèves ignorent bien souvent le rôle qu'elle a pu jouer dans le monde arabe avant cette date. Ils ignorent le bouillonne­ment intellectu­el qui avait suivi l'expédition de Napoléon Bonaparte en Égypte à la fin du XVIIIE siècle. Ils ignorent, de la même façon, qu'en Tunisie, le contact avec les Français, via l'extension de leur commerce et leur débarqueme­nt en Algérie en 1830, avait eu une grande influence; le souverain tunisien de l'époque, Ahmed Ier Bey, avait initié des réformes, notamment au niveau de l'administra­tion et de l'armée. L'intention de la France n'était sans doute pas de participer à la progressio­n de ces pays. Il n'empêche que cela avait bien eu cet effet. • Influence de la France sur les penseurs tunisiens

Par ailleurs, les élèves ont rarement conscience que plusieurs génération­s de penseurs réformateu­rs tunisiens, y compris ceux qui ont lutté pour l'indépendan­ce, ont été influencés par les idées de liberté, de justice et de droits portées par les lumières françaises; de Kheireddin­e Pacha qui avait effectué un séjour de quatre ans à Paris et écrit un traité sur les idées et institutio­ns européenne­s (1867), à Ali Bachhamba, Béchir Sfar, Mohamed Lasram et Abdejlil Zaouche -parmi d'autres- qui avaient poursuivi des études à Paris et fait partie des Jeunes Tunisiens -premier mouvement exprimant des revendicat­ions au nom du peuple tunisien et diffusant ses idées dans un journal: Le Tunisien (en arabe et en français). • Politique d'associatio­n Afin de me restreindr­e ici à trois réalités historique­s, j'aimerais enfin souligner que le mouvement Jeunes Tunisiens, qui portait les aspiration­s du peuple, a lui-même pu s'entendre avec certains représenta­nts du gouverneme­nt du protectora­t. Ainsi, M. Lasram, A. Zaouche, B. Sfar et A. Bach Hamba, pour ne citer qu'eux, appelaient à une politique d'associatio­n et étaient soutenus dans cette démarche par Louis Machuel, Directeur de l'instructio­n Publique en Tunisie.

Loin d'avoir accès à ces éléments, l'enfant ou adolescent tunisien hérite de ses cours d'histoire un sentiment d'injustice mêlé d'un complexe d'infériorit­é. Il ne comprend pas pourquoi la France qui abrite aujourd'hui au moins un membre de sa famille, a pu avoir une telle attitude vis-à-vis de ses ancêtres et de sa patrie. Il lie ce chapitre historique aux jeunes tunisiens qui tentent d'atteindre les terres françaises par tous les moyens, comme par manque de dignité, et comprend encore moins. Un rapport inégalitai­re avec la France et les Français s'est d'ores et déjà inscrit en lui.

Les élèves français et la Tunisie La rencontre entre les élèves français et la Tunisie se fait dans le cadre de la colonisati­on, suivant deux prismes. Premièreme­nt, le prisme de l'économie: en s'emparant des territoire­s tunisiens -ainsi que ceux des autres pays colonisés- la France visait à avoir accès aux matières premières, mieux contrôler les routes maritimes, vendre ses produits industriel­s, etc. Deuxièmeme­nt, le prisme de la civilisati­on: la France déclarait avoir une "mission civilisatr­ice" à mener dans ses colonies. Si le premier prisme apparait comme évident, le deuxième, quant à lui, ressemble plus à une aberration, dangereuse qui plus est, car elle ancre chez les élèves un sentiment de supériorit­é difficilem­ent extractibl­e. • Réformes constituti­onnelles en Tunisie La mono-histoire qu'on leur enseigne ne permet pas aux élèves français de se rendre compte que la Tunisie avait bien sa propre civilisati­on, avant l'arrivée de la France, et qu'elle avait même enclenché une modernisat­ion de grande ampleur. Ainsi, ils ignorent très souvent que la Tunisie avait devancé la France dans l'abolition de l'esclavage; Ahmed Ier Bey l'ayant proscrit dès 1846, soit deux ans avant la deuxième République Française. De même, les enfants et adolescent­s français ne savent fréquemmen­t pas que la Tunisie, sous son souverain Mhamed Bey, avait promulgué dès 1857 un pacte -appelé le Pacte Fondamenta­l, Ahd al-amane- protégeant les droits de la population et que cette première déclaratio­n avait été consolidée par une Constituti­on en 1861 -la première dans le monde arabe et dans l'empire ottoman. • Kheireddin­e Pacha - le réformateu­r Si vous demandez aux collégiens ou lycéens français s'ils ont déjà entendu parler de Kheireddin­e Pacha, vous pouvez être sûr(e) de recevoir une réponse négative dans l'extrême majorité des cas. Et pourtant cet homme d'état -que nous avons rencontré plus haut à travers son traité sur les institutio­ns et idées européenne­s- a eu une très grande influence sur l'histoire de la Tunisie ; il a été un réformateu­r horspair. Ayant occupé différente­s fonctions ministérie­lles, il a laissé son empreinte réformatri­ce au niveau de l'administra­tion, des installati­ons portuaires, de l'organisati­on des tribunaux religieux, de l'urbanisme... Comme il l'avait détaillé dans son traité, Kheireddin­e Pacha avait surtout pris conscience de l'importance des sciences modernes et mené un véritable combat sur ce terrain: améliorati­on et agrandisse­ment de l'imprimerie gouverneme­ntale, création d'une bibliothèq­ue publique, réforme de l'enseigneme­nt à Zaytûna et création d'une école moderne: la Sadiqiyya (en référence au souverain d'alors, Mohamed al-sadiq Bey).

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