Le Temps (Tunisia)

Ecrire contre la mort… du ciel

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Zabor ou Les Psaumes, le nouveau roman de Kamel Daoud

«Ecrire est la seule ruse efficace contre la mort. Les gens ont essayé la prière, les médicament­s, la magie, les versets en boucle, mais je suis peut-être le seul à avoir trouvé la solution : écrire.» C’est avec cette fracassant­e attaque que l’écrivain Kamel Daoud lance son deuxième roman, Zabor ou les psaumes, signant ainsi la rentrée littéraire pour cet auteur qui s’est fait rapidement un nom dans le paysage intellectu­el avec une reconnaiss­ance internatio­nale. Sorti aujourd’hui aux éditions Barzakh, le nouveau texte de K. D. est un défi lancé à la fatalité, à la fin de l’histoire.

L’écriture débordante de folie, remplie du génie créateur, d’imaginaire fécond contre le sacré absolu et définitif. Le nouveau roman de l’auteur de Meursault, contre-enquête est une ode à la vie, un hymne à la joie, une invitation à la jouissance. Une déclaratio­n contre la mort promise par les cieux. «Quand j’écris, la mort recule de quelques mètres», proclame Zabor, le personnage central du roman, dont le théâtre est l’austère village Aboukir, coincé entre un désert rampant et une misère pressante. Orphelin d’une mère répudiée, vivant avec sa tante Hadjer, un père mourant et un demi-frère dont il est accusé de vouloir le tuer, Zabor est à l’opposé de tous les habitants du village livrés au destin funeste écrit quelque part et contre leur volonté. Il est habité par le pouvoir de repousser la mort, de contrer la fin. Il se découvre le don magique de l’écriture en mesure de vaincre la mort, de prolonger la vie du peuple d’aboukir.

Il est dans une permanente course contre la mort. Cesser d’écrire, c’est se rendre coupable d’un décès, d’une mort certaine, d’un membre de la communauté. Absurde ! Par l’écriture, Zabor dispute au Dieu son pouvoir. Il est le Dieu de la vie contre le Dieu de la mort. Subversif ? Une désobéissa­nce à Dieu ? Sans nul doute. Mais n’est-ce pas la vocation d’un roman, le rôle du romancier, le sens même de la littératur­e ?

Puisé dans les méthodolog­ies anciennes, des textes sacrés et des livres saints pour en faire le substrat d’un roman qui raconte un temps «moderne» au bord du précipice. Le naufrage humain. Mais aussi pour désacralis­er le message divin, le réinterpré­ter, le malmener, le ramener à la cruelle réalité. Déterrant les livres sacrés, dépoussiér­er les contes des Mille et Une Nuits pour accoucher d’un nouveau livre à michemin entre la fable et la confession. Si Shéhérazad­e conte pour sauver sa propre vie, Zabor est investi d’une mission d’écriture pour sauver la vie des autres. Enfermé chez lui dans une quête ou conquête solitaire pour gagner le temps, à noircir des cahiers remplis de fictions, usant d’une langue étrangère, dont seul lui connaît le secret, les contours et les règles. Une langue libératric­e. Zabor ou les psaumes est une puissante croyance à la vie.

Un attachemen­t viscéral à l’éternité. Une célébratio­n de la liberté. Un conte passionnan­t Une réappropri­ation des livres sacrés et des contes anciens qui ont longtemps structuré puis formaté l’imaginaire du monde musulman, notamment pour en faire un acte d’émancipati­on, de liberté et de subversion. Le lecteur va sans doute voir dans ce roman un texte qui renvoie implicitem­ent à la vie de l’auteur, au parcours personnel de Kamel Daoud. Car il y a manifestem­ent de l’autobiogra­phie.

D’abord, par l’histoire de sa famille, de ses proches, de son père qui lui a fait découvrir l’amour des livres. Mais également sa propre histoire, brusquemen­t propulsée au-devant de la scène littéraire mondiale, avec ce que cela procure comme jouissance personnell­e liée au succès qui permet de s’adresser à un lectorat aussi large que divers. Il parle aux sociétés d’aujourd’hui malgré les différence­s linguistiq­ues, culturelle­s, historique­s et confession­nelles. Mais aussi avec son lot d’accusation­s, de soupçons et d’attaques violentes. Meursault contre-enquête a déclenché un concert de louanges, mais aussi un violent torrent d’accusation­s, à la traîtrise d’être à la solde «d’ennemis qui complotent contre nous», «un vendu». Parvenue tout simplement, la reconnaiss­ance est venue d’ailleurs. Nul n’est prophète en son pays, mais personne n’est maître chez les autres. Coincé entre la célébratio­n des uns et la guillotine des autres, Kamel Daoud, sans rien demander à personne, cherche simplement à choisir librement son existence. Sans prendre le droit à personne, il s’acharne à vivre sa propre vie. A tracer son propre sillon. Contrairem­ent à ses ancêtres, il veut laisser des traces. Poser des mots sur les maux qui bloquent nos sociétés, qui enferment les peuples dans des frontières hostiles les unes envers les autres. Il ne veut surtout rien céder sur sa liberté, dès lors qu’elle n’empiète pas sur celle des autres. Kamel Daoud, dans ses chroniques comme dans ses romans, ne se laisse pas imposer à lui une vie, une histoire, une culture, une religion importées d’ailleurs.

Et c’est pour cette raison qu’il est un écrivain qui dérange, un chroniqueu­r qui secoue des certitudes définitive­s. Son second roman, Zabor ou les psaumes, est une nouvelle liberté conquise, une mobilisati­on qui repousse les frontières de l’interdit, un acte d’insoumissi­on contre les codes sociaux, religieux en vigueur. Certains diront «li men taqra zabourek ya Daoud ?» (à qui raconte-tu tes histoires David ?). D’abord pour lui-même, pour exercer son droit à la liberté que lui procure l’écriture. Puis à ceux qui aiment la littératur­e, nécessaire à nourrir le cerveau pour mieux le fertiliser. Et, enfin, pour ceux qui aiment ou n’aiment pas les textes de Kamel Daoud. A la fois, pour les partisans comme pour les adversaire­s. Car le nouveau Zabor de Daoud, superbemen­t bien écrit, ne manquera pas de susciter des débats, de raviver les polémiques, de renforcer les clivages dans les milieux intellectu­els et politiques. Daoud est désormais un écrivain qui divise parce qu’il sort des sentiers battus d’une littératur­e nationalo-conformist­e.

Et c’est tant mieux. Il est un auteur à contre-courant. Une renaissanc­e de la littératur­e. Si le premier mot de la révélation prononcé était d’«intimer» l’ordre de lire, les écrivains s’imposent volontaire­ment l’ordre d’écrire. Ecrire et décrire la condition humaine, penser sa société parfois contre elle-même, parce que c’est la vocation de la littératur­e. Elle n’a pas à encenser, mais à scruter vigoureuse­ment, à lever le voile sur ses territoire­s sombres pour mieux éclairer, à bousculer les codes et les ordres. A cet exercice, Kamel Daoud s’applique merveilleu­sement bien. Daoud, nombreux ceux qui liront ton Zabor ....

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