Dans l’oeil de l’ouragan
Vilipendé, encensé ou ignoré, l’ouvrage écrit par Hillary Clinton a ramené la singulière année électorale 2016 à l’avant-scène. Et avec elle cette étrange détestation d’une femme qui marque — qu’on l’aime ou non — l’histoire des États-unis.
Les historiens tireront sans doute des leçons du déroulé de cette défaite. Une politicienne d’expérience (deux fois sénatrice, secrétaire d’état) impliquée en politique et engagée. Une puissance étrangère qui tente de pirater les machines de vote, d’influencer les électeurs, et qui développe des canaux de communication informels avec l’un des deux candidats. Un processus dont les services de renseignement soulignent désormais publiquement la dangerosité, des frontières de la Lituanie aux élections en Europe. Et, pour finir, une star de la téléréalité, sans expérience de gouvernement. Un héritier entrepreneur, qui a présidé à un certain nombre de flops commerciaux, allant de la faillite des casinos d’atlantic City à celle de la compagnie aérienne Eastern Air Shuttle, de la vodka Super Premium aux Trump Steaks — sans parler de la Trump University.
Puis, il y a l’histoire. D’abord, parce qu’hillary Clinton cherchait à réaliser ce qui n’est pas arrivé depuis 1836 : Martin Van Buren est le dernier démocrate qui, bien que n’ayant pas été président ou vice-président sortant, a pu succéder à deux mandats d’un président démocrate (en l’occurrence Andrew Jackson). Ensuite, parce qu’elle a omis de tirer les leçons de l’élection de Barack Obama en 2012 : Mitt Romney était lui aussi tombé de haut, persuadé qu’il était de gagner. Et pourtant, en 2016, l’équipe démocrate n’a pas rédigé de discours de défaite, la maison voisine des Clinton, acquise récemment, était déjà pensée pour accommoder les services de sécurité de la présidente et Hillary Clinton concevait les nominations ministérielles avant même de parachever sa campagne sur le terrain. Mais de cela, elle prend la pleine responsabilité. Et elle seule.
Il y avait également la présomption que, malgré les distorsions dans le traitement médiatique des femmes candidates par rapport aux hommes, malgré les exigences comportementales accrues auxquelles elles sont soumises (établies par plusieurs études universitaires, comme celles d’erica Falk, mises à jour au cours de la dernière année), les Américains étaient prêts. Prêts pour une femme présidente. Après tout, si l’on en croyait les sondages de Gallup, on n’avait jamais été aussi proche du changement. Mais c’était sans compter sur une certaine forme d’« effet Bradley », où, dans le secret de l’isoloir, le sexisme implicite, internalisé (selon Caroline Heldman), par les hommes mais aussi par les femmes, refait surface au point de perturber le vote.
Un témoignage crucial
De manière surprenante, il est plus aisé de voir dans What Happened d’hillary Clinton une oeuvre larmoyante et amère que ce qu’elle est simplement : le récit d’un moment inédit de la politique américaine, écrit à la première personne, dont les 492 pages méritent (au moins) autant d’attention que les 140 caractères que l’actuel président jette en pâture à la twittosphère à 3 heures du matin. Un témoignage crucial dont la valeur historique supplante sans aucun doute la préservation en l’état des statues des vieux confédérés qui reflètent un temps révolu. Mais voilà, cet ouvrage représente aussi le miroir d’une réalité dérangeante : si tous les électeurs de Trump ne sont pas racistes, misogynes, xénophobes et « déplorables », il reste qu’ils ont jugé admissible de voter pour lui (ou de s’abstenir) plutôt que pour une femme. Est-ce pour cela que 61 % des électeurs américains, selon un sondage Rasmussen, estiment qu’hillary devrait prendre sa retraite ? Le journal The Hill donnait cette semaine la parole à un membre de l’establishment démocrate qui lui enjoint de « se la fermer » ; tandis que nombre de démocrates ont manifesté leur besoin de « passer à autre chose », accusant Clinton de raviver des guerres intestines.
Un parti à reconstruire
Il serait pourtant utile de rappeler aux démocrates qu’audelà du président actuel, le trumpisme est peut-être là pour de bon. Et les fractures internes aussi. L’omniprésence de Bernie Sanders (auquel d’ailleurs Hillary Clinton ne s’attaque pas hargneusement, contrairement à ce qui a été dit) rappelle que ce septuagénaire autoproclamé socialiste et indépendant trace de dangereuses lézardes dans l’édifice démocrate. D’autant que les performances du parti de l’âne ne sont pas reluisantes puisqu’il est minoritaire au niveau des États, avec 15 gouverneurs et 12 législatures alors que les républicains en détiennent respectivement 34 et 32 (6 législatures sont dites partagées), comme au niveau fédéral. Qu’hillary Clinton reste en politique ou pas n’y changera rien.