Le Liban, un modèle de réconciliation ?
Lors de son discours devant l’assemblée générale des Nations unies, le 21 septembre dernier, le président de la République, Michel Aoun, a soumis la candidature du Liban comme siège permanent du dialogue entre les civilisations, les religions et les ethnies. Dans sa logique, la guerre est finie et nous sommes en mesure de faire profiter le monde de notre expérience réussie en matière de dialogue et de réconciliation postconflit(s).
Pourtant, vingt-sept ans après la fin des hostilités, force est de constater que la politique d’amnésie promue par les dirigeants libanais depuis fin 1990 n’a guère atteint ses objectifs. « Tout se passe sauf le passé », a écrit Luc Huyse. Et les victimes n’oublient jamais. Dans les semaines qui ont suivi la proposition du président Aoun, plusieurs événements ont plutôt souligné que la remémoration de la guerre ravive toujours des rancunes et des haines, des malentendus, des rumeurs et des mythes jamais clarifiés :
– Le 15 octobre, le ministre des Affaires étrangères, Gebran Bassil, en campagne électorale dans les villages du Chouf, se risque à dire que le retour des déplacés et la réconciliation dans la Montagne sont inachevés. Walid Joumblatt et ses alliés s’emportent.
– Le 20, des manifestations et des contre-manifestations sont organisées en réaction au verdict rendu par la Cour de justice dans l’affaire de l’assassinat de l’ancien président Bachir Gemayel. Pour les uns, ce jugement est un triomphe de la justice. Pour les autres, le meurtrier condamné à mort est un « héros » qui a commis un acte de résistance contre un « traître », considéré comme un « héros » par les premiers.
– Le lendemain, la députée Sethrida Geagea relate une anecdote sur « les Zghortiotes piétinés » par son époux Samir, chef des Forces libanaises (FL). Cette anecdote, susurrée entre les quatre murs d’une demeure australienne, arrive aux oreilles de certains adversaires politiques qui crient au scandale. Mm Geagea présente des excuses.
– Dans la nuit du 21 au 22 octobre, des individus cagoulés brûlent les enseignes et les drapeaux flottant aux sièges des Kataëb et des FL à Miniara (Akkar). Les deux formations appellent à un rassemblement pour protester contre l’incident et exiger l’arrestation des responsables.
« Tous victimes, tous criminels » ?
En l’espace de quelques jours, une guerre toujours vivante dans nos coeurs et nos esprits refait surface, insidieuse et latente. Quelles leçons voudrions-nous inculquer au monde quand dans notre propre pays nous sommes loin d’avoir réglé nos différends, éteint nos rancunes et calmé nos ressentiments ?
Bien entendu, les dirigeants ont su s’entendre entre eux et se réconcilier. Intérêts politiques et stratégiques obligent. Mais comment parler de dialogue et de réconciliation dans un pays qui déplore 17 415 disparus, dont on refuse aux familles et proches de connaître le sort ? Peut-on parler de dialogue et de réconciliation quand, au moindre incident, à la moindre rhétorique qui rappelle la guerre, s’éveillent les haines et ressurgissent les malentendus ? Peut-on parler de dialogue et de réconciliation quand on interdit à nos enfants et petits-enfants d’apprendre l’histoire de la guerre et que l’on censure des films portant sur l’après-guerre, comme en 2015 avec le film de Reine Mitri, In this Land Lies Graves of Mine ?
Le 13 octobre 1990, on a mis un terme aux hostilités avec la bénédiction du monde occidental et des pays arabes. Un accord signé un an plus tôt à Taëf avait décrété la fin de la guerre avec un slogan : « Ni vainqueur ni vaincu. » Un fait accompli imposé : les vainqueurs sont au pouvoir, les vaincus en exil ou écartés du pouvoir. Une sentence assénée : « Tous victimes, tous criminels. » Mais si toutes les communautés et tous les groupes politiques ont eu leurs criminels et leurs victimes, ces dernières, quel que soit leur appartenance, ont des droits, dont la reconnaissance de leur souffrance.
Quant aux criminels, la loi d’amnistie adoptée en mars 1991 par un Parlement issu des élections de 1972, et sous la botte syrienne, les a innocentés. Ils ont même été récompensés par des postes au gouvernement ou au Parlement. La loi stipule cependant certaines exceptions : les assassinats de dirigeants politiques, de personnalités religieuses et de diplomates étrangers ne sont pas couverts par l’amnistie. « La paix civile » est ainsi inaugurée par un système de deux poids, deux mesures. Deux catégories de victimes se font face : les gens importants contre les gens normaux. Les crimes perpétrés contre les gens ordinaires sont ainsi considérés comme des crimes de droit commun, de plus pardonnables.