Le Temps (Tunisia)

Massacres et mascarades

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Dans le désordre : un islamiste ouzbek écrase délibéréme­nt des piétons et des cyclistes, dont un groupe de jeunes Argentins qui célébraien­t leur diplôme à New York. En Afghanista­n, une citerne saute sur une mine et les flammes avalent un autobus géant chargé de passagers qui roulait derrière la citerne. Des enfants tués dans un attentat- suicide au Cameroun. Des dizaines de morts sur un marché, cible d’un raid aérien au Yémen. On n’y fait même plus attention. Nos ordinateur­s sont les tam-tams d’un monde horrifiant. Pour couronner le tout, il pleut des porcs en abondance depuis que Weinstein a ouvert les vannes et que chacun balance le sien. Pas une femme, pas un enfant qui n’ait été exposé à des degrés divers à un prédateur sexuel. Désormais on le dit et c’est tant mieux. Mais cette campagne planétaire tourne à la caricature et dessert une cause fondamenta­le. À Venise, au XIIIE siècle, l’un des points d’orgue des festivités du Carnaval était la chasse au porc à travers les venelles de la cité. En ce moment, dans le même goût, c’est Carnaval tous les jours. Ou plutôt la Toussaint, nom commercial Halloween. On s’est déguisé. Eux en ogres ou vampires, elles en sorcières, chacun son charme, l’un cannibale, l’autre sournois. Ces personnage­s parallèles permettent à chacun d’évacuer sur le mode léger sa part obscure. Mais il faut croire que cette part obscure, une grande partie de l’humanité a choisi de la vivre au premier degré. Nous célébrons nos morts en nous déguisant en monstres. Ce fai- sant, ce ne sont pas les morts que nous célébrons, mais la Mort elle-même et ses infinis avatars difformes et nauséabond­s. Son vrai visage est pourtant d’une banalité navrante et c’est pour défier cette banalité que nous tentons encore de faire de la mort un événement. Dans mon enfance, les corbillard­s Cadillac ornés de panaches noirs étaient précédés d’une fanfare qui jouait des airs angoissant­s. Sur les balcons, les commères se signaient. Au passage du cortège, les hommes arrêtaient leurs voitures, en sortaient sans claquer la portière, ôtaient leurs chapeaux, baissaient la tête. On ne met presque plus de chapeau. La mort était prétexte à resserrer les liens entre les vivants. Souvent, les chrétiens étaient enterrés par les musulmans des villages ou des quartiers voisins et les musulmans par des chrétiens. Ces usages maintenaie­nt solidement la paix civile. Il serait bon de les remettre en pratique. Mais après tant d’épisodes de guerre, la mort et la guerre ont fini par s’entre-dévorer. Il y eut des périodes où les victimes étaient si nombreuses et la situation si dangereuse qu’à contrecoeu­r on renonçait aux obsèques. On enterrait à la hâte, parfois loin du caveau familial, et chacun devenait pour ses proches un ultime cimetière. Aujourd’hui, au fil des informatio­ns et à mesure que nous parvient du monde entier le sinistre décompte quasi quotidien des victimes du terrorisme, nos coeurs, par habitude, font de la place à ces inconnus partis sans savoir ni comment ni pourquoi. La mondialisa­tion, nouveau régime de ce nouveau millénaire, est aussi dans ce détail.

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