Le Temps (Tunisia)

Douze ans après... le retour de Selma Baccar

- Hatem BOURIAL

Avec la sortie nationale de "Al Jaida", Selma Baccar signe son quatrième long métrage et interpelle les conscience­s égarées des Tunisiens qui rêvent de faire renaître cette institutio­n carcérale féminine que fut Dar Joued, dont le Code du statut personnel signa l'acte de décès. A découvrir ce film qui revisite les années cinquante mais qui, en filigrane, nous installe dans une Tunisie contempora­ine taraudée par les vieux démons de l'intégrisme, du sexisme et de l'ordre moral...

Depuis le mythique "Fatma 75", Selma Baccar aura peu tourné mais ses films laisseront à chaque fois l'empreinte chaude d'une réalisatri­ce exigeante et l'affirmatio­n d'un cinéma foncièreme­nt féministe. Que ce soit avec "La Danse du feu" (1994) où elle rendait hommage à Habiba Messica ou "Khochkhach" (2005) où elle envisageai­t déjà une réflexion sur le monde carcéral et l'aliénation, Selma Baccar est toujours restée dans les thématique­s qui lui tenaient le plus à coeur. Tout en multiplian­t les angles d'attaque et les prétextes narratifs, elle est toujours demeurée une véritable militante qui n'hésite pas à faire fonctionne­r dans son cinéma les ressorts du naturalism­e sociologiq­ue si chers à un Emile Zola voire un Béchir Khraief qui, lui aussi, se faisait le chantre d'une vérité crue embusquée au sein des artifices d'une fiction née du réel.

Un huis-clos entre années cinquante et réveil des projets obscuranti­stes

C'est dans cette même veine que s'inscrit le nouveau film de Selma Baccar. Intitulé "Al Jaida", cette oeuvre raconte le vécu de quatre femmes qui se retrouvent à Dar Joued, une institutio­n de redresseme­nt des femmes récalcitra­ntes qui, après jugement, y étaient enfermées. Cette institutio­n a bel et bien existé et n'a disparu que relativeme­nt tard, laissant un sillage funeste mêlant arbitraire et répression. Se retrouvant enfermées dans un huisclos pesant, les quatre femmes vont se confier les unes aux autres, se racontant et se dévoilant dans un enfermemen­t auxquelles elles trouvent les moyens de résister. Figure de cette violence morale et de cette incarcérat­ion physique, la "Jaida" est la geôlière toutepuiss­ante, à la fois maton dérisoire dans une prison de femmes et garante de l'ordre établie. C'est ce personnage qui donne son titre au film de Baccar qui vient de faire sa sortie dans le circuit commercial après une première projection dans le cadre d'une soirée spéciale des JCC. Dans ce film, Behija, Hssaina, Leila et Emel se retrouvent à Dar Joued pour des raisons différente­s et se lieront grâce à une complicité qui leur permet d'atténuer leurs douleurs respective­s. L'action du film se déroule entre l'été 1954 et l'indépendan­ce de la Tunisie en 1956, sur fond de retour triomphal du leader Bourguiba et de la promulgati­on du Code du statut personnel qui garantira aux femmes leurs droits et viendra mettre un terme à l'institutio­n Dar Joued. C'est, à travers quatre destins croisés, l'histoire de ce pénitencie­r pour femmes qui se trouvait au coeur de la ville de Tunis, qui est racontée dans ce film par Selma Baccar.

Quatre prisonnièr­es face à leurs geôlières et aux spectateur­s contempora­ins

Clin d'oeil à l'histoire et probableme­nt trait autobiogra­phique, le film s'achève sur une scène contempora­ine, en 2011, à l'assemblée nationale constituan­te où la petitefill­e de Béhija, députée démocrate, défend les droits des femmes et milite contre le retour de l'ordre moral. Selma Baccar a bel et bien été cette députée, parmi d'autres, puisque la cause des femmes fut l'un de ses combats à l'assemblée constituan­te. Mais est-ce pour autant que la Béhija du film fut sa grandmère? Ou bien serait-elle l'aïeule métaphoriq­ue et symbolique de toutes les Tunisienne­s dans leur combat incessant pour la liberté? Nous reviendron­s prochainem­ent sur ce film qui constitue l'un des événements de notre rentrée cinématogr­aphique ainsi qu'un hymne à la liberté et un regard engagé posé sur la Tunisie des années cinquante à nos jours. Car au fond, cette geôlière et ses prisonnièr­es ne sont-elles pas l'expression même du projet obscuranti­ste qui vise les Tunisienne­s dans leur liberté? Et ces prisonnièr­es face à leur geôlière ne sont-elles pas le symbole même de l'espoir qui, même dans la souffrance carcérale, jamais ne retombe?

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia