Le salafisme est-il l’antichambre du jihadisme ?
Depuis plusieurs années, sur fond d’une multiplication continue des attentats dans le monde, les rapports entre salafisme, courant ultrapuritain de l’islam, et jihadisme n’ont cessé de faire l’objet de débats houleux. Pour les uns, le salafisme est un prélude à l’engagement jihadiste ; il articule en effet des représentations faisant le lit de la radicalisation islamiste et du passage à l’acte violent. Pour les autres, il est au contraire essentiel de distinguer ces deux mouvances. Alors, qu’en est-il ?
« L’alliance et le désaveu »
Issu de l’arabe salafiyya, le salafisme est à la fois doctrine, idéologie et fondamentalisme qui exhorte au retour des musulmans vers le modèle de la première communauté des « pieux ancêtres », génération réputée meilleure que les autres. En quête de cet idéal perdu, tous les salafistes entretiennent un rapport littéral aux textes sacrés de l’islam sunnite et rejettent toute innovation religieuse. Or il n’existe pas un salafisme, mais des sensibilités qui se vouent parfois une animosité sans bornes. On distingue généralement trois tendances. La première est le salafisme apolitique ou quiétiste (salafiyya adda’wa), qui refuse toute participation aux affaires civiques et politiques pour se vouer entièrement à la pédagogie religieuse, l’éducation des fidèles et la perfection morale. Il est représenté par des figures comme l’actuel grand moufti d’arabie saoudite, Abd al-aziz ibn Abdallah al-chaykh. La deuxième tendance est politique, activiste et organisée autour de partis et mouvements (salafiyya harakiyya), tels le Parti de la lumière (Hizb an-nour) fondé en Égypte en 2011 ou le Front de la réforme (Jabhat al-islah) qui émerge sur la scène politique tunisienne en 2012. La troisième tendance est précisément celle du jihadisme (salafiyya jihadiyya) qui fait du salafisme une base de justification de la violence. Soucieux de ne pas confondre salafisme et jihadisme, ceux qui dissocient ces termes émettent différentes hypothèses. Certains appuient sur la doctrine et se contentent de voir le salafisme comme une réaction religieuse axée autour des moeurs et du quotidien : suivant cette ligne, il ne serait qu’une manière de se vêtir, de porter la barbe ou de s’alimenter. Pour le politologue français Olivier Roy, le jihad n’est pas nécessairement conditionné par un passage par le salafisme. Il est un mouvement révolutionnaire succédant à d’autres mouvements du même type, ceux de la gauche radicale notamment. L’hypothèse consistant à le décrire comme une « extension » du salafisme est séduisante, certes, car elle permet de désigner un « islam radical » porteur de tous les dangers, mais elle n’est pas concluante. D’autres, au contraire, voient dans l’adhésion au salafisme un prélude au jihadisme. Relatant la genèse du jihadisme français, le politologue Gilles Kepel considère ainsi que le salafisme marque une « rupture de fond » que le terrorisme jihadiste ne fait que prolonger. Salafistes et jihadistes s’accordent en effet sur « l’alliance et le désaveu » (alwala wa al-bara) qui préconisent que les musulmans doivent demeurer loyaux entre eux et haïr les autres en s’en détachant par le coeur, la langue, le corps et par le jihad.
Jalons
En tout état de cause, depuis les années 2000, le « salafisme-jihadisme » est une désignation reconnue à la fois par le monde universitaire et les jihadistes eux-mêmes. Il est ce qui semble le mieux caractériser des mouvements comme l’état islamique ou el-qaëda, pour qui un jihad violent est le moyen de traduire en actes leur vision salafiste du monde. En d’autres termes, le salafisme-jihadisme est une pratique religieuse rigoriste combinée à un engagement militant absolu. Dans ce même ordre d’idée, déclarer le jihad contre un pays procède d’une aliénation de tout ce qui n’est pas islamique, renforce la haine et constitue un terreau de propagande. Les salafistes traditionalistes, opposés au jihad armé, sont dépeints par les militants violents comme des « talafis » – de l’arabe talaf, signifiant corrompre, dégrader – ou « cheikhistes ». Ils auraient mis de côté l’adoration de Dieu pour celle d’intérêts matériels et opportunistes. Ainsi, l’ancien président du Conseil des grands oulémas d’arabie saoudite Abd al-aziz bin Baz (19101999) et bien d’autres ont été vilipendés par l’état islamique comme des « savants de cour » (’oulama al-balat) et des traîtres devant être combattus sans relâche. En retour, les jihadistes se voient discrédités pour leur manie d’excommunier les autres musulmans pour mécréance. Leurs adversaires parmi les musulmans les appellent aussi « khawarij » (ceux qui sont sortis), en référence à la secte de l’islam apparue lors des premiers conflits de succession du Prophète.