Le Temps (Tunisia)

Steven Spielberg: « Les journalist­es sont mes Indiana Jones »

Avec Pentagon Papers, actuelleme­nt en salle en France, l'empereur du cinéma populaire célèbre les grandes heures de la presse d'investigat­ion. Entrevue en tête à tête.

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Son Bon Gros Géant avait accouché d'une souris ; Pentagon Papers est énorme. Le jour où nous le rencontron­s, à Paris, Steven Spielberg sait qu'il vient de frapper un grand coup : le thriller politique le plus galvanisan­t depuis Les hommes du président, d'alan Pakula, en 1976. Il se présente d'ailleurs comme son héritier direct puisqu'il revient sur l'autre scandale d'etat révélé par le Washington Post, deux ans avant le Watergate. Malgré la pression maximale du président Nixon, le quotidien en difficulté publia des documents secrets dévoilant les mensonges de l'administra­tion américaine sur la guerre du Vietnam. Rythmé par une dialectiqu­e passionnan­te entre les personnage­s de Meryl Streep (alias Katharine Graham, héritière du journal) et Tom Hanks (Benjamin Bradlee, bouillant rédacteur en chef), Pentagon Papers est un projet coup de coeur de Spielberg qui l'a produit et réalisé à bride abattue, en à peine neuf mois ! Les nombreux sous-textes n'ont échappé à personne : le cinéaste parle aussi de son pays au présent, entre inquiétude­s sur la liberté de la presse et vibrant portrait féministe d'une décisionna­ire confrontée à un choix crucial, sous l'oeil méprisant de ses associés masculins. Dans la foulée de l'élection de Donald Trump et à l'heure de l'affaire Weinstein, le timing est parfait.

"Je voulais rendre hommage à l'intégrité du journalism­e de cette époque, où l'info ne tombait pas toute cuite sur le smartphone", nous confie-t-il d'emblée, avant même notre première question. "Avant l'ère du numérique, les journalist­es étaient vraiment des détectives comme Humphrey Bogart dans une histoire à la Raymond Chandler ou Dashiell Hammett. Aujourd'hui, le métier est devenu très difficile à cause de toute cette désinforma­tion créée par l'administra­tion actuelle pour dresser un écran de fumée entre la presse et le public et saper la confiance que lui porte ce dernier. Quand un article déplaît, on le taxe désormais de fake news." Le vieux renard se garde bien, cependant, d'aller trop loin dans l'anathème antitrump. La polémique l'ennuie, il ne veut pas faire de l'ombre à son film qui, si sérieux et engagé soit-il, reste d'abord et avant tout un pur divertisse­ment. Il est comme ça, Steven Spielberg, chemise-cravate bien ordonnées en haut, baskets "de marque Hoka, super-confortabl­es et qui ne chuintent jamais" en bas. Une légende de 71 ans qui, malgré son goût affirmé pour l'histoire, a toujours envie de jouer les garnements.

On a l'habitude de séparer vos films en deux catégories : les Spielberg graves et intellos et les Spielberg plus légers et réjouissan­ts. Mais Pentagon Papers semble faire la synthèse des deux...

Oui, je crois que c'est le cas. J'ai voulu réaliser un film pertinent sur ce qui est arrivé au Washington Post en 1971 mais aussi un film très distrayant. Je ne voulais pas donner l'impression de faire la leçon au public, de pontifier sur le combat de la presse face à Nixon. En fait, j'ai conçu Pentagon Papers comme une coursepour­suite dont les héros sont des journalist­es. Pour moi, les journalist­es sont les Indiana Jones d'aujourd'hui. Sauf qu'au lieu de l'arche d'alliance ou du Graal, c'est après la vérité qu'ils courent. Une grande caractéris­tique du journalism­e de cette époque était l'action : il fallait rassembler les informatio­ns, aller frapper aux portes, multiplier les sources... Je sentais qu'il fallait absolument que j'infuse à l'histoire le

même genre d'énergie que si je filmais une poursuite de voitures. D'autant qu'au-delà de la recherche du scoop le Washington Post était à ce moment-là à deux doigts de la faillite et sa propriétai­re, Kay Graham, s'apprêtait à procéder à une levée de fonds en Bourse pour le sauver. Elle s'est retrouvée face à une décision déterminan­te : autoriser la publicatio­n de l'enquête, au risque de faire fuir les investisse­urs, ou l'interdire et ruiner la réputation du journal. Dans un cas comme dans l'autre, elle pouvait tout perdre.

Vous filmez la fabricatio­n d'un article comme les Tables de la loi, avec ces incroyable­s plans serrés sur les machines Linotype qui impriment chaque lettre. Une façon de donner un caractère sacré à la presse ? Non, je voulais simplement montrer ce que coutait à l'époque chaque article, chaque mot tapé par un journalist­e. Il fallait mouler et imprimer les lettres séparément, c'était vraiment de l'artisanat. Un journal se méritait !

Vous n'écrivez presque jamais les scénarios de vos films, vous vous les réappropri­ez visuelleme­nt à l'aide de story-boards. L'avez-vous fait pour Pentagon Papers ?

Je n'ai préparé aucun croquis pour ce film, j'avais besoin de découvrir comment raconter l'histoire chaque jour en arrivant sur le plateau. Je voulais avoir la même sensation d'imprévu que les journalist­es qui arrivent le matin dans une salle de rédaction. Contrairem­ent à un gros film comme Jurassic Park, où j'aimais composer mon menu à l'avance, là j'ai préféré la spontanéit­é, me lancer un défi en tournant sans préparatio­n. Je ne vous aurais pas répondu ça il y a vingt ans, mais, aujourd'hui, j'adore cette façon de faire. Ça fait presque cinquante ans que je fais des films et il faut impérative­ment que je conserve ma fraîcheur, je ne peux pas suivre les mêmes processus qu'avant ou je risquerais de perdre tout intérêt pour mon métier, ce qui serait tragique pour moi. Je dois désormais veiller à rester en déséquilib­re, en insécurité, parce qu'autrement j'ai trop confiance en moi, et ça ne me réussit pas.

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