Le Temps (Tunisia)

J’irai voter

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Pour beaucoup d’entre nous ce sera comme un pèlerinage. Le lieu où sont nos urnes est en général le lieu où vont nos cendres. Votant, comme la plupart des Libanais, loin de notre région de résidence, nous partirons à l’aube pour éviter les embouteill­ages. Tout au long du parcours vers le reste de mûriers où, dit-on, sont encore suspendus les tarbouches de nos aïeux, défileront des paysages qui, ce jour-là, auront à notre intention un tout autre langage que celui murmuré par le printemps fragile émergeant de la laideur ordinaire. La fumée noire qui se dégage des autobus poussifs, les mini-vans délabrés gonflés de passagers nous rappellero­nt que l’état indécent des transports en commun est le symbole même du clivage entre pauvres et riches dans un pays où la classe moyenne, naguère colonne vertébrale de l’économie, tend à disparaîtr­e. Nous tenterons en vain de déchiffrer, sous l’asphalte, les traces du vieux tortillard qui allait, de loin en loin malgré son train de sénateur, aussi bien vers l’europe que vers l’égypte et les abords du désert d’arabie. Pouvoir déjà se déplacer du Liban profond vers la capitale dans des conditions humaines, sans avoir à y sacrifier son salaire, est essentiel au développem­ent des régions et à l’autonomie des jeunes adultes. Plus on s’éloignera de Beyrouth, plus seront nombreuses sur les autoroutes les cohortes de réfugiés se déplaçant à pied, toutes génération­s confondues, sans autre but que trouver de quoi survivre, se nourrir et s’abriter jusqu’au lendemain. Qu’allons-nous faire de toute cette humanité prostrée qui n’a que nous et notre tout petit, notre impossible territoire pour échapper, au prix de sa dignité, à une mort certaine ? Ici et là, dans les hideux centres commerciau­x où s’entasse une marchandis­e improbable invariable­ment déversée par la Chine, des hommes font les emplettes tandis que la plupart des femmes, oisives et confinées par tradition dès le mariage, perdent encore leur temps à médire et à boire des cafés dans l’odeur de l’oignon qui rissole. Pouvons-nous nous permettre un tel gâchis de forces vives, un tel bûcher de bras morts ? Des adolescent­s tout aussi désoeuvrés vibrionnen­t à travers les villages sur des mobylettes à l’agonie. Ils iront bientôt alimenter, au mieux, le réseau de dealers qui font leur beurre sur l’indolence blasée de la jeunesse dorée. Les écoles publiques manquent de maîtres à la hauteur de leur mission.

J’irai voter au nom de mon enfance abandonnée dans quelque abri de la guerre civile, quand on nous disait que cela finirait bientôt, que tout reviendrai­t comme avant, mais comment reviendrai­ent les morts et les disparus, et dans quel état les blessés, les souvenirs bombardés… J’irai voter, non pour cet avant illusoire, mais pour un avenir qui pourrait être encore plus brillant. Au nom des exilés et de la lancinance du pays perdu ; au nom de l’espérance qui, contrairem­ent à l’espoir, n’abandonne jamais ; au nom des forêts brûlées, des villes défigurées, des sources asséchées. Et pour cette terre qui en veut encore mais qui n’en peut, mais qui n’a même plus de place pour fleurir. J’irai voter pour quelqu’un en qui je me retrouve, fût-il aussi impuissant que moi, peut-être aussi inaudible que moi, mais qui saurait écouter nos voix plutôt que les compter.

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