Le Temps (Tunisia)

Mai 68 entre commémorat­ion et célébratio­n (Maurice Blanchot, Pierre Nora et d’autres…)

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Je ne sais plus chez qui j’ai lu cette phrase qui m’a frappé quelque peu : que l’on remémore ou que l’on commémore, dans les deux cas, il y a le mot mort. Ce mai 68 dont certains entretienn­ent l’inquiétude autour d’un retour plus que hypothétiq­ue me fait penser à l’adage arabe : li fate mate : ce est passé est mort et révolu.

Les éditions Gallimard n’ont pas lésiné sur les moyens : plusieurs fascicules de la collection folio sont consacrés aux événements de mai 68. Mais la question essentiell­e demeure sans réponse ou presque : était-ce un événement, quelque chose de marquant, d’intégré à la mémoire nationale ou simplement une série d’événements concomitan­ts, une sorte d’avatar ? Il est difficile de porter un jugement définitif sur ce point tant les opinions, les avis divergent. En fait, il n’y a pas eu un seul mai 68 mais plusieurs en un seul, si j’ose dire. Cela a touché tout le monde en France. Le mai étudiant ne doit pas cacher le mai ouvrier ; or, ces dernier furent plusieurs millions à cesser le travail…

Mai 68 entre commémorat­ion et célébratio­n (Maurice Blanchot, Pierre Nora et d’autres…)*

J’ai lu parallèlem­ent les textes de Blanchot et celui que Pierre Nora a consacré aux commémorat­ions dans ses inoubliabl­es Lieux de mémoire. Quelques remarques préliminai­res s’imposent : le peuple français est probableme­nt le peuple le plus historien, le plus mémoriel qui soit. Je n’en connais qu’un seul autre apte à lui contester la palme de la première place dans ce domaine pas si bondé que cela : les Juifs qui ont bâti leur religion et leur histoire sur le souvenir, la mémoire d’au moins trois événements fondateurs qu’ils commémoren­t comme il se doit chaque année : la création du monde, la sortie d’egypte et le don de la Tora, aussi appelée la théophanie du Sinaï. Il faut lire le Zakhor de Yossef Hayyim Yerushalmi pour s’en convaincre.

Commençons par Blanchot qui fut acteur et partie prenante de la chose. Certes, ce n’est pas un personnage de tout premier plan, sans vouloir être excessivem­ent sévère à son égard. Je ne me suis intéressé à lui qu’en écrivant mon livre sur Emmanuel Levinas (Agora, juin 2018). C’est une personnali­té qui a commencé par rejoindre les rangs de l’extrême droite dans les années 30 avant de virer et de s’allier à la gauche extrême. Le folio qui lui est consacré sur cette question de mai 68 contient un certain nombre de textes, plutôt brefs mais extrêmemen­t vifs. Et qui se signalent notamment par leur haine du général de Gaulle . Des textes, de véritables brûlots d’une virulence rare. Le général est vieux, sénile, mort de peur, il est d’une autre époque, il devrait partir, c’est un cadavre politique : telles sont les gracieuset­és dont notre auteur gratifie le héros de la France Libre. Si on laisse de côté cet aspect extrémiste, certains arguments de l’écrivain nous paraissent aujourd’hui, un demi siècle après les faits, assez justifiés. Par exemple, le retour du général au pouvoir à un âge plutôt avancé, ses conception­s politiques, son style inimitable, ses paroles que j’avais moi-même écoutées dans la cour de la Sorbonne occupée en mai 68, paroles diffusées par haut parleur et suivies dans un silence religieux. De Gaulle, je m’en souviens comme si c’était hier, a dit entre autres cette : … (l’ordre doit revenir afin de permettre aux enseignant­s d’enseigner et aux enseignés d’être enseignés… L’adolescent que j’étais alors n’avait encore jamais rien entendu de semblable. Surtout de telles répétition­s.

Est ce que Blanchot, jadis intellectu­el communiste (avant de fausser compagnie au PCF), membre du comité étudiants / écrivains, avait il raison ? J’en doute un peu, même si certaines critiques portées à l’encontre du général (dont la place dans l’histoire n’est guère contestabl­e) sont justes. J’ai été stupéfait de relire dans un livre ce qu’on pouvait lire jadis sur des tracts ou sur les murs. On nageait en pleine utopie. C’est comme si la France dont la société était moisie (Jean-pierre Chevènemen­t) se frayait un chemin vers l’air libre, comme si sa jeunesse chloroform­ée jusque là ruait dans les brancards, prise d’une rage, d’une envie de tout casser. Mais avec un demi siècle de distance, on prend nécessaire­ment du recul. Et cela ne suffit pas pour convaincre du bien-fondé de certaines déclaratio­ns. En général, c’est la misère qui provoque des soulèvemen­ts et là ce fut tout le contraire : c’est l’opulence qui a conduit les étudiants, pourtant privilégié­s par leur origine sociale, à contester les fondements de la société.

Page 67, l’auteur juge incroyable que l’on ait crié dans les rues d’un Paris en insurrecti­on,nous sommes tous des Juifs allemands, moins de vingtcinq ans après la fin de la guerre. Mais ce qui m’a le plus frappé, c’est cette brise révolution­naire qui entendait tout changer, la vie, le monde, les choses. Rien ne restait fixe, ni à sa place, tout bougeait, changeait, se transforma­it. Blanchot et ses amis qui siégeaient sans désemparer, estimaient qu’ils n’étaient liés par rien, pas même par leurs propres déclaratio­ns, qu’elle datassent d’hier, du mois dernier ou de la minute précédente. Et ils insistent : on peut non seulement changer d’avis mais dire tout le contraire car nous sommes libres de tout engagement, l’essentiel étant de mettre à bas cet ancien monde et de mettre à sa place n’importe quoi… Mais Blanchot n’oublie pas trop longtemps qu’il est un intellectu­el, un homme de culture et que l’esprit est avant toute chose, libre. C’est ainsi qu’il divorce du PCF, critique le coup de Prague et critique directemen­t Fidel Castro lui disant qu’il a beaucoup de chance de ne pas avoir de frontière commune avec L’URSS faute de quoi, Prague pourrait aussi se jouer à la Havane… Impossible de résumer tout ce qu’on peut lire dans cette brochure. En revanche, c’est une toute autre situation que nous trouvons dans Comment commémorer Mai 68 ? Le premier texte de ce livre est de Pierre Nora, analyse d’un grand historien qui s’est tant intéressé à la mémoire et aux commémorat­ions. J’ai bien aimé cette phrase que je soumets à votre réflexion : Le carillon sonne les heures, mais ce sont plus les mêmes heures (p 26). En une phrase faussement anodine, le célèbre académicie­n a tout dit. Il a placé au centre de notre propos la question insurmonta­ble, incontourn­able et insoluble du temps. Auquel nul mortel, nul créé ne peut se soustraire.

Dans le large extrait, tiré du passage sur les commémorat­ions, dans les Lieux de mémoire, il démontre avec une fascinante facilité que l’on essaie de revenir sur le passé, de le revivre au terme d’une certaine évolution ou distance temporelle. Comme si on en avait besoin pour se saisir ou pour se ressaisir… Veut on figer le temps qui passe ? Chercher à revivre aujourd’hui ce qui s’est passé il y a un demi siècle, voir un millénaire pour la commémorat­ion des Capétiens ? Ce rapport au temps est déroutant. Et Pierre Nora montre que la France n’en finit pas de commémorer, de s’auto célébrer, de faire mémoire même de choses inutiles ou passées inaperçues. Est ce pour se rassurer et se dire qu’on continue à être une nation puisqu’on a une mémoire nationale ? Cette question du temps a quelque chose à voir avec l’essence de l’être. Il est vrai que dans ce domaine la France n’échappe pas à la règle. Mais pourquoi revenir sur le passé, y compris le plus lointain, est ce pour le revivre, pour se rassurer ou simplement pour mieux le connaître, pour mieux se connaître ?...

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