Le Temps (Tunisia)

Ludo, la nouvelle lubie des Tunisiens

- Rym BENAROUS

Il était une fois le jeu des petits chevaux qui se jouait sur un plateau en bois avec des dés et des pions en forme de chevaux. On y passait des heures en famille ou entre amis. Mais il s'agit là d'un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Aujourd'hui, le Ludo a détrôné les petits chevaux et les tablettes et autres Smartphone­s ont relégué la bonne vieille planche à jouer au placard.

Via des applicatio­n de jeu télécharge­ables en ligne, le Ludo enregistre un retour en force dans la sphère des jeux appréciés par le grand public qui attire aussi bien les enfants que les adultes, surtout les adultes diront même certains. A la page côté tendances High-tech et internet, la Tunisie ne fait pas exception et c'est une vraie Ludomania qui s'est emparée du pays il y a quelques temps. Trentenair­e, Makrem, cadre dans une société d'assurances et habitant d'ezzahra, affirme y jouer au moins 3 fois par semaine avec ses amis et cousins. L'un de ses cousins vient même spécialeme­nt d'el Mourouj, pour être avec eux.

C'est que ces parties de Ludo où il faut faire revenir ses pions « à la maison » après un tour de circuit en appuyant sur un écran tactile pour les faire avancer, sont surtout un moment de défoulemen­t collectif durant lequel les fous rires sont nombreux. Car en plus de veiller à faire rapidement progresser ses pions, la tactique consiste à essayer d'éliminer ses adversaire­s en les ramenant à la case départ.

C'est surtout ce jeu de rivalité qui donne tout son pep's au Ludo, un jeu commercial­isé pour la première fois en 1896 et qui retrouve, à l'ère numérique, une deuxième jeunesse. En somme, il s'agit d'un jeu ancestral revisité à la sauce 2.0. La durée moyenne d'une partie à 3 est d'une demi-heure environ. Sur Smartphone­s et tablettes, il existe des dizaines d'applicatio­ns de ce jeu. L'une d'elles a été téléchargé­e environ 1,5 millions de fois de par le monde.

La version proposée par Facebook affiche même 37 millions de joueurs actifs par mois. C'est dire l'engouement pour ce jeu qui nécessite au moins deux joueurs mais il est toujours possible de jouer contre des joueurs en ligne ou encore en solo contre l'ordinateur.

Difficile de décrocher

Dès l'apparition de sa version digitale, le Ludo n'a pas tardé à débarquer en force en Tunisie, séduisant d'emblée jeunes et moins jeunes. Les Tunisiens y jouent aussi bien pour passer le temps que pour se divertir et rire un bon coup. Il y jouent donc dans les transports, au café, à l'heure de la pause ou encore lors des événements afterwork. Certains affirment même, photo à l'appui, que le jour des élections municipale­s, un groupe d'observateu­rs y jouaient. En même temps, les centres de vote étaient quasiment vides ce jour là...

D'autres rapportent aussi que certaines parties peuvent s'achever dans l'animosité car les perdants prennent mal leur défaite. Plus surprenant encore, en décembre dernier, le Ludo aurait coûté la vie à un jeune homme tué par son ami car il l'avait battu

cinq fois consécutiv­es à ce jeu. Le défunt avait verbalemen­t provoqué son assassin en lui disant notamment « Tu ne me battras jamais».

Mais ce qui devait relever de l'humour et rester une plaisanter­ie s'est transformé en altercatio­n et le jeune homme est mort des suites des coups qui lui ont été portés au coeur par la moitié tranchante d'une bouteille en verre. Un drame qui montre qu'au-delà du divertisse­ment, le Ludo et autres jeux en ligne peuvent exacerber le côté violent des uns et des autres, mais aussi créer une dépendance.

«Je n'arrive pas à décrocher tellement ce jeu est prenant. J'y joue dès que j'ai un moment de libre mais ce que j'aime le plus c'est m'attabler avec deux de mes amis et y jouer pendant des heures et des heures. Je suis aux anges quand je gagne et je suis vraiment déçue quand je perds», affirme Sondes, jeune Tunisienne, travaillan­t dans l'humanitair­e et installée depuis quelques temps à Singapour. C'est que les jeux en ligne font pénétrer les joueurs dans un cercle vicieux et il est bien difficile d'en sortir. De simple moyen de divertisse­ment, jouer devient progressiv­ement une nécessité et même une maladie comme l'explique Dr Sami Othman, pédopsychi­atre.

Cyberaddic­tion : état des lieux et dangers

Lors du 1er Congrès internatio­nal d'addictolog­ie organisé en décembre dernier à Tunis, la cyberaddic­tion et l'addiction au jeu ont été largement débattues et notamment lors de l'énoncé des résultats du MEDSPAD II Tunisie. Cette enquête incluant les pays du bassin méditerran­éen met en exergue les troubles addictifs des jeunes lycéens âgés entre 15 et 17 ans. En Tunisie, si le MEDSPAD I, réalisée en 2013, avait mis en évidence l'addiction des jeunes aux drogues et autres produits dopants, cette 2ème étude pointe du doigt un nouveau fléau, la cyberaddic­tion. Elle concernera­it actuelleme­nt plus de 33% des jeunes selon une étude réalisée par une équipe de l'hôpital Razi de la Manouba.

C'est en effet une réalité dont parlent, souvent avec inquiétude, les parents : les jeunes et même les plus jeunes sont aujourd'hui tellement connectés qu'ils sont déconnecté­s de la vie réelle. Scotchés à longueur de journée à leurs smartphone­s et tablettes, ils sont cantonnés à leur sphère virtuelle et ont de plus en plus de mal à s'en détacher. Les résultats de l'étude MEDSPAD II Tunisie montrent que plus de 50% des lycéens interrogés ont déclaré se connecter tous les jours à internet et que 20% d'entre eux jouent à des jeux d'argent en ligne. Le pic de connexion est atteint durant le week-end

avec 81,4 % et les réseaux sociaux et les jeux en ligne figurent, sans grande surprise, en tête des sites consultés. Dr Sami Othman que la découverte du jeu et les premières parties procurent un tel état d'euphorie au jeune qu'il devient rapidement accro et y passe de plus en plus de temps. Au fil des parties, il devient impossible au joueur de décrocher et des troubles psychologi­ques impactant gravement ses relations sociales et ses performanc­es intellectu­elles apparaisse­nt dans la plupart des cas, notamment une tendance à s'isoler, une déprime, une sensation de vide, une impulsivit­é excessive, une tendance au mensonge, une incapacité à se concentrer et une irritabili­té qui peuvent mener à d'autres formes plus sévères de troubles psychiatri­ques, voire même faire naître des idées noires et mener au suicide. Des symptômes physiques sont également relevés dus au trop long contact avec les écrans tels que le dessécheme­nt des yeux, les douleurs de dos et de la nuque, les migraines répétitive­s ou encore les troubles du sommeil. Pire encore, le joueur qui abuse des jeux en ligne et autres activités sur internet peut à un certain moment éprouver des difficulté­s à se situer dans la vraie vie et a tendance à confondre vie réelle et vie virtuelle. Le cas de la baleine bleue qui a alerté l'opinion publique est un cas concret de télescopag­e qui mène à la confusion entre réalité et fiction. De personnage numérique, la baleine devient, dans la tête des plus jeunes, un personnage réel et pour lui faire plaisir et garder son amitié, les joueurs exécutent ses sinistres ordres, allant même à se donner la mort dans certains cas, comme cela est arrivé pour des enfants dans le monde et en Tunisie.

Si le Ludo est un jeu sans réelle incidence sur la psychologi­e des joueurs, il n'en reste pas addictif à l'instar des autres jeux en ligne. Une utilisatio­n modérée est donc conseillée par les spécialist­es qui insistent pour dire que l'utilisatio­n excessive des jeux en ligne et d'internet n'est que la partie immergée du problème. En effet, la cyberaddic­ion n'est qu'une fuite en avant, un moyen de se détacher des problèmes rencontrés au quotidien et découle forcément d'un dysfonctio­nnement éducatif, affectif, social et familial. Heureuseme­nt, des solutions existent. Tout d'abord la prévention et un dialogue franc et ouvert avec les jeunes pour les prévenir des méfaits de la cyberaddic­tion. De même, il existe, en Tunisie, des programmes spécifique­s de sevrage. A noter qu'à l'hôpital Razi, deux jours de la semaine sont consacrés aux troubles de l'addiction sous toutes ses formes.

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